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2 août 2018 4 02 /08 /août /2018 18:55

Comme souvent cette année j’aurai assisté à un spectacle sans rien savoir de l’œuvre dont il est issu fût-elle, cette œuvre, des plus connues parmi les «classiques» de la littérature comme l’est Le Silence de la mer. Tout au plus connaissais-je le nom de l’auteur, et avais- je la vague sensation que l’argument m’était familier – pendant l’Occupation, un vieil homme et sa nièce se voient contraints d’héberger un jeune officier allemand. Peu enclins à la complaisance envers l’ennemi sans pour autant être des résistants actifs ils décident de marquer leur patriotisme en refusant systématiquement d’adresser le moindre mot au jeune homme. Or celui-ci n’a rien du nazi imbu de violence – non: c’est un fou de culture à la sensibilité exacerbée, francophile et francophone, musicien qui plus est… Et il va parler, parler beaucoup, de sa France rêvée, de belles lettres, de musique, tâchant de rompre le silence que lui opposent sans faiblir ses hôtes forcés en évoquant les auteurs français qu’il révère, les grands compositeurs allemands, Goethe... Il parle aussi de la guerre – il a endossé l’uniforme par fidélité à une promesse faite à son père agonisant qui lui enjoignait, bien que francophile lui aussi, de n’aller en France «que casqué et botté»; il est en outre intimement convaincu que de cette guerre, selon lui une formidable opportunité culturelle pour l’Europe, il ne pourra sortir que de grands biens pour l’Allemagne et pour la France…


Je devais apprendre le lendemain, à Plamon, que Le Silence de la mer a d’abord été une nouvelle publiée en 1942 – la première publication des Éditions de Minuit, cofondées à l'automne 1941 par Vercors, de son vrai nom Jean Bruller, et Pierre de Lescure – que l’auteur a lui-même adaptée pour le théâtre sept ans plus tard, en 1949. C’est cette version théâtrale que l’on a vue, mise en scène par Gilbert Ponté et interprétée par Joël Abadie (Werner von Ebrennac), Maryan Liver (la nièce) et Jacques Rebouillat (l’oncle). J’appris aussi qu’il y avait quelques écarts entre la nouvelle et la pièce, imputables à l’auteur lui-même – à un harmonium près, que la mise en scène a dû escamoter car Joël Abadie n’est pas musicien… il n’en a pas moins campé un Werner von Ebrennac époustouflant, mettant en parfaite cohérence ses postures, ses regards, sa gestuelle avec ses inflexions, faisant ainsi éclore à la perception du public toutes les nuances de ses sentiments, ses engouements, ses déceptions… Il faut au passage saluer sa diction: il a su trouver une manière de prononcer les mots qui donne clairement aux syllabes des accents germaniques sans tomber dans les exagérations caricaturales, prenant soin d’user çà et là de menues maladresses lexicales telles qu’un étranger même rompu à la pratique de notre langue en laisse malgré tout subsister dans sa façon de parler. Une sidérante justesse dont Joël Abadie nous dira qu’il la doit à l’immersion linguistique que lui a offerte une année passée en Allemagne quand il était étudiant et dont il a affiné les fruits en se faisant lire par un ami germanophone la traduction allemande de la pièce de Vercors puis en effectuant sans cesse des va-et-vient entre les textes français et allemand.


En réponse à ces monologues successifs, pas un mot ne sort de la bouche de l’oncle et de sa nièce, murés dans leur silence, retranchés dernière un livre ou bien ostensiblement tournés vers le poste de radio qui est de temps en temps mis en marche. Un silence obstiné, infrangible et pourtant il n’est pas abusif d’écrire que ces deux êtres donnent la réplique à Werner: leur mutité déjà est éloquente et l’est davantage encore grâce au formidable discours non verbal qui la soutient en permanence – un jeu élargi qui engage tout le corps, fondé sur des attitudes subtilement modulées, des variations très fines dans les mimiques, l’orientation et l’intensité des regards… Maryan Liver et Jacques Rebouillat jouent leur partition muette avec une magnifique force expressive, qui est exactement au diapason de l’interprétation remarquable de Joël Abadie.


Cette belle synergie d’acteurs s’inscrit dans une mise en scène sobre qui, à l’intérieur d’un décor très épuré, place au centre du jeu un poste de radio et des livres – point n’est besoin de s’attarder sur le sens symbolique que ces objets peuvent avoir par rapport à la parole, à l'échange… et sans doute cette dimension-là a-t-elle eu sa part dans les choix scénographiques. Au bout du compte un spectacle profondément émouvant porté par d'excellents comédiens, unanimement apprécié et applaudi.

LE SILENCE DE LA MER
Une pièce de Vercors.

Mise en scène: Gilbert Ponté
Avec: Joël Abadie, Maryan Liver, Jacques Rebouillat
Création lumières et sons : Kosta Asmanis
Régie lumière : Benoît Cornard
Durée : 1h10
Représentation donnée le lundi 30 juillet à l’abbaye Sainte-Claire.

Ce texte qui incite aux remises en question prend un relief accru grâce à la programmation sarladaise qui a placé cette représentation quelques jours après celle de Jean Moulin, évangile... à bref intervalle se regardent ainsi deux spectacles que tout oppose: l'un est un drame quasi documentaire, l'autre une pure fiction; l'un a des dimensions épiques, l'autre se tient dans l'étroite intimité d'un foyer; l'un met en scène des résistants armés tout entiers immergés dans leurs actions clandestines confrontés à des officiers allemands d'une cruauté exemplaire, dont le "Boucher de Lyon" en personne, l'autre  montre des Français qui résistent sans violence physique à un Allemand fin et sensible... Il n'est pas jusqu'au lieu de représentation qui marque le contraste: la place de la Liberté pour l'un  qui magnifie un héros fameux de la Résistance, la cour de l'abbaye Sainte-Claire, où l’on se sent comme au creux d’une paume repliée en conque, pour l'autre qui met en valeur le sentiment individuel.
Chaque pièce a son sens, sa portée bien à elle, mais d'être ainsi frottées l'une à l'autre toutes deux prennent un éclat un peu différent, que l'on ne verra jamais briller ailleurs qu'à Sarlat.

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1 août 2018 3 01 /08 /août /2018 12:28

NB. Afin de marquer la distinction entre les personnes historiques et les personnages du drame, je mets le nom de ces derniers entre guillemets.
 

Ne lisant jamais d’essais historiques sinon par obligation professionnelle – une contrainte sans laquelle je manquerais de la plus élémentaire culture en la matière – j’ai par contraste un grand appétit pour les fictions historiques, théâtrales surtout car, par expérience, j’ai fini par réaliser que je comprenais beaucoup plus aisément les enjeux de telle ou telle période, de tel ou tel événement en allant voir une pièce de théâtre qui en a fait son sujet qu’à travers un film ou un roman.
En découvrant Jean Moulin, évangile dans la programmation 2017/2018 du Théâtre 14, je m’étais dit que je tenais là une formidable occasion de m’instruire sur une figure éminente de la Résistance dont je ne savais pas grand-chose d'autre que ce qu'en sait un grand public peu averti. J’attendais donc beaucoup de cette pièce; pourtant, au sortir de la représentation, je suis restée profondément perplexe, incapable même de dire si oui ou non j’avais apprécié le spectacle – et de me dire in petto «j’espère qu'il sera programmé à Sarlat; d’une part cela me permettra de le revoir et sans doute de mieux le recevoir, d’autre part, je pourrai poser mes questions lors des réunions de Plamon…»


Et oui: la pièce figurait au programme de la 67e édition du festival. Malheureusement l’auteur et le metteur en scène n'ont pu être présents qu’à la réunion du matin précédant la représentation; trop peu sûre de mes souvenirs, je me suis bornée  à poser les deux des questions que j'avais en mémoire: pourquoi un décor à base d’armoires; pourquoi avoir fait surgir sur le plateau un dragon chinois pour manifester que «Jean Moulin» endormi est en proie à un cauchemar alors qu’aucun élément du texte, réplique ou didascalie, n'en laisse attendre l’apparition. «C’est un choix tout à fait personnel», a répondu le metteur en scène: il voulait figurer les angoisses, les hantises propres à ces résistants qui vivaient et œuvraient dans la totale clandestinité, obligés de changer sans cesse de nom, de résidence, d’être toujours sur le qui-vive et se sachant constamment sous la menace d’une arrestation, et ce dragon chinois, qu’il fait évoluer sur quelques mesures de la Passion selon saint Jean de Bach, lui a paru correspondre exactement à ce qu’il cherchait à signifier. Cette réponse m’a paru bien insuffisante… car nulle part ailleurs dans le spectacle je n’ai décelé de motif qui puisse entrer en résonance narrative ou esthétique avec ce dragon chinois. Un sino-choix qui sonne d’autant plus étrangement que notre bestiaire légendaire possède assez de ressources où puiser pour donner corps à des angoisses cauchemardesques, des dragons notamment et l’un d’eux eût alors merveilleusement fait écho à l’échange entendu peu avant cette scène entre le «général de Gaulle» et «Jean Moulin» où la longue histoire de la France est (magnifiquement) évoquée tandis que l'on aperçoit, tapissant l’intérieur du bureau-armoire londonien du «Général», la fameuse Dame à la licorne.


La question des armoires a été posée par une festivalière qui venait de les voir en cours d’installation sur la scène juste dressée place de la Liberté. C’est une idée du scénographe Alain Lagarde, pour qu l’objet-armoire a une aura symbolique particulièrement cohérente avec la pièce par son lien étroit avec les notions de mémoire, de transmission – et de secret. Régis de Martrin-Denos pensait, de son côté, que créer un décor réaliste matérialisant à la lettre les situations des vingt-deux scènes que compte la pièce risquait d’être fort ennuyeux. Car elles se déroulent à peu près toutes dans des lieux clos (bureaux, chambres, salles de restaurant…) et les personnages n'y bougent guère qui sont généralement assis à table, ou sur un lit… De plus pareil réalisme mimétique eût été, d’un point de vue strictement matériel, trop difficile à atteindre, les lieux étant tous différents. D’où l’idée de privilégier une dimension symbolique, qui permette une certaine dynamique sur le plateau. Ainsi les armoires suggérées par le scénographe, rendues mobiles et dont il suffirait de moduler les formes, les dimensions, offraient-elles une solution idéale: déplacées, transformées, reconfigurées à vue pendant les presque-noirs séparant les scènes, elles signifient les lieux tout en générant la dynamique recherchée. Ainsi lit-on bien sur le plateau la «traversée épique» que trace la construction du drame dont les quatre tableaux figent chacun une petite étendue de temps, elle-même fractionnée en plusieurs scènes, découpée dans une durée allant de 1940 à 1943.

 

Hormis ces éléments… accessoires, m’avait beaucoup gênée l’interprétation; j’avais trouvé que les comédiens (à l’exception peut-être de Chloé Lambert incarnant «Laure Moulin», et de Stéphane Dausse qui campe avec talent un «général de Gaulle» assez mimétique, appuyant par ses inflexions et sa gestuelle son indéniable ressemblance physique avec le Général), étaient en surjeu permanent, disant trop fort leurs répliques d’un ton trop déclamatoire, déployant un langage corporel trop marqué... Les moments auxquels j'avais le moins adhéré ayant été les deux scènes d’interrogatoire de «Jean Moulin», la première quand il est aux mains des deux officiers nazis (scène 2), la seconde qui le confronte à «Klaus Barbie» (scène 21). Les Allemands hurlaient littéralement, parlant un français germanisé aux syllabes exagérément détachées comme si le texte avait été haché menu par le feu d’une mitraillette – concernant l’échange avec «Barbie», ce ton sonnait d’autant plus faux que l’auteur fait dire à «Moulin» : «Vous raisonnez, vous me parlez presque normalement…» [je souligne...]


À Sarlat, il m’a semblé que les répliques s’échangeaient de manière plus conversationnelle – l’on ne criait plus hors de propos, et «Barbie» en effet s’adressait à «Moulin» avec des intonations plus conformes à celles d’une conversation normale, la parole énoncée comportât-elle des promesses d’abominables tortures. Grâce aux explications données le matin, l’ambiance générale du spectacle m'a davantage parlé, j'ai bien mieux entendu les différentes confrontations entre les acteurs de la Résistance et, par là, beaucoup appris. Mais… quelque chose a continué d’achopper que je ne m’explique pas. Ainsi le personnage d’«Antoinette» ne passe-t-il pas, peut-être à cause de ces jeux de sons faciles que l’auteur lui prête («il y a de l’or Laure»; «les jeunes ingénieurs de l’usine d’Ugine […] bon exercice de diction»…)?


Malgré cette seconde «lecture» dont j’ai pu bénéficier, en dépit des lumières que m’ont apportées les échanges de Plamon, toutes les échardes que je sens dans la pièce de Jean-Marie Besset n’ont pas été ôtées. J’en ressens une profonde amertume, celle de l’échec car, pour moi, ne point parvenir à adhérer à un spectacle dont on a expliqué les recoins et qui par ailleurs possède des qualités unanimement reconnues est un échec, une faute plutôt, un manquement à un devoir d’intellection. Peut-être, alors, me faudra-t-il consentir à une troisième «lecture» pour qu’enfin tombe le mur de la mal-compréhension.

JEAN MOULIN, ÉVANGILE
Fiction théâtrale de Jean-Marie Besset
Mise en scène: Régis de Martrin-Donos, assisté de Patrice Vrain Perrault
Avec: Jean-Marie Besset, Laurent Charpentier, Odile Cohen, Stéphane Dausse, Michael Evans, Loulou Hanssen, Sébastien Rajon, Sophie Tellier, Gonzague Van Bervesselès
Scénographie: Alain Lagarde
Lumières: Pierre Peronnet
Costumes: David Belugou
Sons: Émilie Tramier
Durée: 2h15


Pièce créée en 2016 au festival d’Anjou, dans une version étudiée pour le plein air, d’une durée de 3h30 avec entracte (qui correspond déjà à une abréviation du texte car les vingt-deux scènes réparties en quatre tableaux qu’il comporte donnerait, intégralement joué, environ 5 heures de spectacle). Durée ramenée à 2h15 pour le passage à Paris dans la boîte noire du Théâtre 14 – c’est cette version-là qui a été représenté à Sarlat, le 25 juillet place de la Liberté.


NB. Le texte est publié aux éditions de l’Avant-scène théâtre dans la collection « Quatre vents » et il existe une captation sur DVD de la création au festival d’Anjou (12 € le livre, 15 € le DVD) – l’un et l’autre mis à la disposition du public lors des deux réunions de Plamon.


PETITE HISTOIRE DE LA PIÈCE – D’APRÈS LES EXPLICATIONS DE L’AUTEUR, DONNÉES À PLAMON LE MATIN DU 25 JUILLET.
Le titre
Le mot «Évangile» est employé pour des raisons étymologiques: il signifie «bonne nouvelle» et, pour Jean-Marie Besset, c’est une «bonne nouvelle» que des hommes de la trempe de Jean Moulin surgissent dans l’histoire dans des périodes aussi tragiques que celle de l’Occupation.
Genèse
Jean-Marie Besset a commencé à penser à cette pièce en 1989, quand Daniel Cordier a publié le premier tome de sa biographie de Jean Moulin. Lui-même venait d’écrire Villa Luco, une version dramatique de la visite que le général de Gaulle avait rendue au maréchal Pétain. La perspective de faire de même avec la première rencontre de De Gaulle et Jean Moulin le tentait beaucoup, d’autant qu’il n’existe aucune archive documentant cette rencontre – une brèche dans une réalité historique par ailleurs riche en documents et témoignages constituant une matière rêvée pour un dramaturge qui peut alors s’y immiscer avec assez de liberté créatrice pour s’épanouir en tant qu’auteur.
Pendant toutes ces années, il s’est livré à un travail de recherche aussi approfondi que s’il avait eu l’ambition de réaliser une œuvre purement documentaire – il a rencontré des proches de Jean Moulin encore en vie, a lu un très grand nombre d’ouvrages de toute nature puis a puisé dans cette immense documentation patiemment accumulée la matière de sa pièce qu’il a in fine écrite en seize mois environ. D’où son statut dramatique un peu particulier: «Mes recherches ont été très rigoureuses et c’est, en définitive, un véritable drame documentaire». À telle enseigne que ce travail lui a permis de découvrir des informations inédites, qu’il a glissées dans sa pièce et qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Quant à savoir précisément de quelles informations il s’agit, Jean-Marie Besset ne l’a pas précisé…

 

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30 juillet 2018 1 30 /07 /juillet /2018 10:43

Début février je recevais le programme du festival; mi-avril se tenait la conférence de presse à Sarlat où, pas plus que les autres années, je ne pouvais me rendre à cette période; peu après ledit programme était en ligne puis, au mois de mai, j’en recevais par courrier la version fasciculaire… Et moi de regarder passer la file de ces petits faits annonciateurs sans pouvoir m’y arrêter fût-ce le temps d’écrire un micro-paragraphe attestant que j’étais bien là, attentive aux réjouissances de plus en plus «prochaines» et soucieuse de m’en faire l’écho. Faute de disponibilités partagées il n’y eut pas même la visite guidée que m’offre chaque année Jean-Paul Tribout – j’avais cependant commencé de préparer une chronique errante, germée sur le seul humus de mes souvenirs et des interconnexions dont ils sont parcourus, ouvrant large les vannes intertextuelles et me donnant ainsi latitude de ramener à la lumière depuis les éditions précédentes tel ou tel fragment laissé à l’abandon, braises sur quoi souffler où palpiterait encore un peu de sens par l'effet même des échos. D'ailleurs, l'illustration de couverture, ces visages stylisés superposés et remplissant l'espace noir de la couverture dont certains s'effacent comme s'ils étaient loin à l'arrière-temps, n'est-elle pas une figuration de ces échos d'une programmation l'autre, qui rebondissent de noms en noms (comédiens, auteurs, metteurs en scène...) ou de titre en titre? Ou bien ces visages sont-ils plutôt la représentation de la foule des spectateurs? Ou encore la multiplicité des rôles qu'endosse un comédien au long de son parcours, les mille voix qu'à travers la sienne seule il fait entendre tour à tour? Peut-être, aussi, faut-il voir dans ces lignes-visages la diversité formelle qu'accueille chaque année le festival ("le théâtre, ce n'est pas ceci ou cela mais ceci et cela")...

Mais les plantules n’ont pas pris; il n’y eut jamais d’elles qu’une trace fantôme en berne dans mes pensées dont ces brèves questions sont les rescapées, une intention mort-née de la même eau que tant d’autres dont je ne cesse de célébrer les funérailles… Un puissant et torpide fléchissement intérieur était-il en train de corrompre mon profond attachement au Festival des jeux du théâtre de Sarlat ? – il faut dire que cette édition 2018, la 67e du nom, est pour moi la 13e… je me suis d’ailleurs trouvée empêchée d’assister aux deux premiers spectacles et n'ai pu rallier la cité périgourdine que le 21 juillet quand le festival avait lancé ses premiers feux le 19 - aux Enfeus.

Le jour de mon arrivée, comme en réaction à ces cumuls funestes, d’autres signes plus fastes se sont rassemblés qui semblaient vouloir jouer les aurores: le spectacle du soir était la pièce montée par Jean-Paul, La Ronde d’Arthur Schnitzler – l’un des premiers qui avait suscité mon enthousiasme à la lecture du programme, aux seuls noms du metteur en scène et des comédiens dont tous sauf deux sont de ses complices habituels, et il restait encore des places! je ne tardai pas à découvrir que pour les autres pièces à l’endroit desquelles j’avais d’emblée éprouvé une inclination il y avait aussi des places libres – la joie que j’en éprouvai, et celle tout aussi vive de retrouver à la billetterie Francis et Thomas d’abord, et peu à peu par la suite tous les membres du Comité grâce à qui le festival fait si bon accueil au public comme aux artistes me fit bien vite comprendre que la flamme se rallumait.


À la fin de la représentation de La Ronde, je savais que ma perméabilité à l’émotion théâtrale était intacte, et aussi ma soif de voir, de saisir, d’intelliger (ou tout au moins d’essayer de le faire !) le jeu des comédiens et les éléments dramaturgiques les plus signifiants, grâce à quoi je ne viens jamais tout à fait dépourvue à Plamon, même lorsque je suis ignorante d’à peu près tout ce qui touche à la pièce vue. Il ne me reste plus qu'à transformer cette perméabilité en écriture bien sonnante mais qui ne trébuche pas et, à quelques jours de la fin du festival, le défi n'est toujours pas relevé...

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20 février 2018 2 20 /02 /février /2018 17:40

Lundi 15 janvier 2018, 19 heures, Théâtre 14.

Je vais enfin voir en son état final – avec son décor, ses costumes, et tous les mouvements, tous les détails scénographiques réglés à la mesure voulue par le metteur en scène selon l'environnement cette pièce qui, entendue en lecture à Sarlat, m’avait tant touchée. Michel-Ange et les fesses de Dieu enfin montée! La pièce enfin «chez elle», sur une vraie scène… Je prends place avec, en tête, quelques bribes de ce que j’avais noté lors de cette mémorable Journée des auteurs du 31 juillet 2016. Au sortir du spectacle, mon enthousiasme est total: ce que laissait présager la lecture est là, magnifié, porté à son meilleur – la chrysalide vue à Sarlat a bel et bien atteint le stade de créature parfaite…

20 janvier... et après.

L'émotion théâtrale perdure, elle tient au cœur et à l'âme tandis que me fuit la moindre «parole sur...». Je tente de la susciter en maintenant vive la pièce en moi par la lecture du texte. Étrange phénomène: ce n'est pas ma voix qui murmure intérieurement au fur et à mesure que lisent mes yeux mais celles des comédiens qui disent leurs répliques - c'est dire à quel point leur interprétation a été impressionnante, et justes leur ton, leurs inflexions. J'en avais d'ailleurs gardé un souvenir assez précis depuis la Journée des auteurs. Autre phénomène curieux: ce n'est que bien après avoir fini de lire le texte, en me déliant l'esprit par la transcription et le réagencement des enregistrements réalisés pendant les réunions de Plamon que je prends conscience du changement de titre. À Sarlat, c'était encore Michel-Ange ou les fesses de Dieu qui était annoncé. L'affiche, et la couverture du livre porte désormais Michel-Ange et les fesses de Dieu. Un changement de conjonction qui est, à coup  sûr, signifiant et mûrement réfléchi... Mon attention eût-elle été plus affûtée, j'aurais pu interroger Jean-Philippe Noël à ce propos qui, le 15 janvier, se trouvait assis juste derrière moi. Mais je n'ai su que lui dire, à la fin du spectacle, mon enchantement d'avoir vu si bien tenues les belles promesses de la lecture. Sans doute ne saurai-je rien de ce qui a mené du «ou» au «et». Mais au moins puis-je fixer, grâce à ce que j'ai conservé des réunions plamonaises, quelques informations précieuses. 

Rétrospection... en quête de petites clefs

Quelque part en 2106... [s.d.] comme on l'écrit dans les bibliographies

Un titre m'arrête dans le programme du 65e Festival des jeux du théâtre de Sarlat – celui de la pièce donnée en lecture en première partie de la Journée des auteurs, Michel-Ange ou les fesses de Dieu. Il m'intrigue, le synopsis m'éclaire:

Nous sommes en 1508. Le pape Jules II sait pertinemment que ni les intrigues politiciennes ni les combats qu’il mène l’épée à la main ne lui permettront de passer à la postérité. Alors il ordonne à Michel-Ange de réaliser une fresque de 800 m2 sur la voûte de la chapelle Sixtine. Durant quatre ans, les deux hommes vont s’affronter et leur confrontation va donner naissance à l’un des joyaux de l’histoire de l’art. Sur le panneau central de la Création, l’artiste a fait en sorte que Dieu tourne le dos pendant qu’il crée le soleil. Son manteau violet semble s’envoler et donne l’impression qu’il «montre ses fesses»…

Un artiste mondialement connu, un chef-d’œuvre mondialement connu, un lieu tout aussi fameux et, qui plus est, sacré… Une bibliographie abondante existe sur tout cela appuyée, me semble-t-il, sur quantité de documents d’époque… Comment une telle matière a-t-elle pu devenir une pièce de théâtre – et quelle pièce de théâtre est-elle devenue? Plus que son sujet en soi c’est, je crois, cette double question qui a enflammé ma curiosité. Je prendrai donc une place pour la lecture…

Dimanche 31 juillet 2016, 11h30 ou à peu près, Petit Plamon.

C'est la Journée des auteurs, point-clé du festival sarladais mettant à l'honneur des dramaturges vivants. Le moment est venu de présenter la lecture de la soirée. L'auteur, Jean-Philippe Noël, est présent; l’accompagnent le metteur en scène, Jean-Paul Bordes et les comédiens François Siener et Jean-Paul Comart. Tout ce que j'apprends concernant cette pièce au titre interpellant me rend impatiente de l'écouter...

Genèse

Jean-Philippe Noël: Je suis journaliste de métier et je collabore notamment aux Cahiers de Science & vie. C’est à l’occasion d’un dossier sur les liens entre pouvoir et religion que j’ai commencé à me documenter ; en explorant le sujet, je me suis rendu compte qu’il s’était sans doute joué quelque chose d’assez intense entre le pape Jules II et Michel-Ange. J’ai interrogé plusieurs spécialistes, je suis allé à Rome voir la chapelle Sixtine… C’est la représentation de ce Dieu complètement indécent dans la plus sainte des chapelles, ajoutée à ce que j’entrevoyais des relations entre l’artiste et le pape, qui m’a donné envie de travailler sur ces deux personnages hors du commun. Il faut quand même savoir que cela a intéressé beaucoup de monde et qu’il y a sur le sujet une bibliographie pléthorique… de même que sur les peintures de la voûte. C’est tellement irréligieux que l’on s’est acharné à expliquer, à décrypter… pourtant, aujourd’hui encore, personne n’est capable de déterminer de façon certaine si oui ou non Michel-Ange a peint cette voûte seul… 800 m2 de surface à peindre ça paraît infaisable pour un seul homme mais on n’a aucun indice attestant qu’il ait été aidé. Or Michel-Ange était un homme qui tenait très bien ses comptes; on a conservé tous ses papiers et il n’apparaît nulle part de trace témoignant qu’à un moment ou à un autre il ait entretenu une «école». Il est impossible qu’il ait tout peint seul mais il n’y a aucune trace de dépenses – même «au noir» ‒ pour l’entretien d’une école… Puis j’ai découvert qu’à l’exception de Gobineau [Joseph Arthur de Gobineau, auteur de La Renaissance, scènes historiques, un recueil de nouvelles publié en 1877. NdR] personne encore ne s’était emparé de cette période de quatre ans pendant laquelle le pape et Michel-Ange vont s’affronter, ce moment particulier où l’on est vraiment dans le théâtre, avec une unité de lieu et d’action Alors je me suis dit que Michel-Ange m’offrait un formidable cadeau, une belle matière dramatique…

[Aparté] Car il s’agit bien de cela: une «mise en situation dramatique» d’un donné historique, et non d’un documentaire théâtral ou d’une exégèse sur la chapelle Sixtine, l’art de Michel-Ange, ou encore la représentation du divin et de sacré…

Jean-Philippe Noël: Le «foyer» de la pièce, c’est la détestation de Michel-Ange pour la peinture – il veut n’être que sculpteur, ne veut que s’affronter au marbre et préférerait continuer à travailler sur le tombeau de Jules II que de peindre la voûte de la Sixtine – or c’est le pape qui lui commande cette peinture ! et quelle peinture! il ne peut donc pas refuser et, en plus, il va être très bien payé… De là ce face-à-face entre Jules II, figure emblématique de ces papes de la Renaissance qui aiment l’argent, les plaisirs de la vie, le pouvoir – ce sont des papes politiques, et l’on a dit de Jules II qu’il avait passé plus de temps à cheval l’épée à la main que dans une église – et Michel-Ange, convaincu que c’est Dieu qui lui a donné son talent et dont on peut dire qu’il porte la «vraie croyance». Et les deux hommes vont s’affronter sous le regard de Matteo, le seul personnage totalement fictif de la pièce qui a été imaginé à partir de ce que l’on sait des nombreux assistants qui ont accompagné Michel-Ange tout au long de sa vie d’artiste et l’ont aidé pour assurer le quotidien car Michel-Ange était totalement invivable, c’était un ascète du travail, qui ne prenait aucun soin de lui…
Jean-Paul Comart: Je suis Matteo, donc une synthèse de tous les assistants qu’a eus Michel-Ange et je trouve que Jean-Philippe m’a écrit un très très joli rôle; il a fait de moi une sorte de Sganarelle. Je suis un peu le lien entre ce qui se passe là-haut et ici-bas. Au départ je suis là parce que le peintre me donne à manger, et que je peux profiter de toutes les occasions pour boire le vin du pape… et à l’époque c’est déjà énorme d’être nourri. Mais Michel-Ange, c’est juste pour moi un type qui peint un plafond. Sauf qu’au fur et à mesure, comme le public, je me rends compte que ce qu’il fait est une sorte de miracle artistique.

Du titre…

Jean-Philippe Noël: Au départ la pièce s’intitulait Quelque chose à voir avec l’éternité, une phrase du texte [l’avant-dernière que prononce Jules II à la fin du sixième et dernier tableau de la pièce. NdR] que je trouvais très porteuse, mais pas vendeuse. D’ailleurs, quand je parlais de la pièce, personne n’était capable de me redire ce titre-là. Par contre, tout le monde me parlait de ces «fesses de Dieu». La décision de changer de titre a été prise assez vite. C’est donc un choix assez commercial, je l’avoue, mais aussi esthétique car ces fesses ‒ qui existent, et posent encore problème aujourd’hui, comme d’ailleurs l’ensemble des fresques toujours jugées indécentes : lors du dernier conclave, en 2013 il y a encore des cardinaux qui ont demandé à ce qu’on les retouche ‒ elles sont belles et c’est un formidable titre.


Et du parcours.

Jean-Paul Bordes: L’aventure a vraiment commencé quand, en 2013, dans le cadre du festival Théâtre en capsule [ce même festival qui avait initié la carrière du Porteur d’histoires, d’Alexis Michalik, avec le succès que l’on sait… NdR], Jean-Philippe a présenté la demi-heure de spectacle qu’il avait écrite. Suite aux encouragements qu’il a reçus, il a décidé d’écrire la totalité. Depuis, on se bat pour monter cette pièce et on n’y arrive pas… les difficultés des directeurs de théâtre se confrontent aux nôtres, les problèmes d’argent s’ajoutent au fait que de moins en moins de directeurs lisent les manuscrits qu’on leur envoie – ils ont besoin de voir plus qu’un manuscrit avant de se décider et attendent de notre part un travail plus fini, d’où cette lecture poussée au-delà de la lecture classique. Mais on a maintenant atteint le maximum de ce qu’on peut faire dans les limites qu’impose cette forme. Il y a déjà eu une diffusion radiophonique de la pièce sur France Inter dans l’émission «Le fil de l’histoire» mais on n’arrive toujours pas à trouver les moyens de la monter. On y arrivera un jour, j’en suis sûr, mais quand… en tout cas ce que vous verrez ce soir n’est pas une simple lecture – il y a de la mise en scène, une bande son… pas de costumes parce que ça coûte un peu de sous, pas de décor bien sûr mais on espère quand même vous permettre de voir et de ressentir ce qui est à voir et à ressentir: même en l’état la pièce reste visuelle.

 

Lundi 1er août 2016, 11 heures et des poussières, Petit Plamon.

L’équipe de Michel-Ange ou les fesses de Dieu est à nouveau présente. L’enthousiasme du public est unanime – à un petit détail près: l’épilogue qui suscite quelques réserves – certains spectateurs trouvent en effet que la pièce perd un peu de sa force en se poursuivant au-delà des mots que Jules II prononce à la fin du dernier tableau. À quoi Jean-Philippe Noël répond que l’épilogue l’embarrasse lui aussi…

Jean-Philippe Noël: cet épilogue a été un vrai problème… mais comment rendre hommage à cet artiste qui est mort à 89 ans, à ce qu’il a peint dans la chapelle Sixtine sans dire, d’une manière ou d’une autre, qu’il y est revenu plus de vingt ans après? C’est le rôle de l’épilogue mais comme il a déjà suscité des réserves semblables, peut-être qu’on ne le gardera pas, je ne sais pas… C’est à Jean-Paul [Bordes] qui a fait la mise en scène qu’il faudra en parler. En tout cas, il a eu une idée que je trouve magnifique pour cet épilogue: Michel-Ange est assis, muet, avec sur la tête ce chapeau où sont fixées des bougies qu’il portait pour s’éclairer pendant qu’il peignait – c’est d’ailleurs ce qui l’a rendu momentanément aveugle: la cire en coulant lui a brûlé les yeux – et, pendant que Matteo, debout, dit son texte, il mouche toutes les bougies une a une jusqu’au noir final. Ce geste me touche profondément chaque fois que je le vois et je n’ai pas envie qu’il disparaisse du spectacle. Or pour le conserver, il faut que je maintienne l’épilogue… autant j’assume pleinement le titre, autant je suis en difficulté avec cet épilogue.

Je suis quant à moi conquise par la fin telle qu'elle a été donnée: même en la sachant incomplètement aboutie d'un point de vue scénographique, j'ai été profondément touchée et j'espère ardemment revivre ce moment dramatique superbe le jour où je pourrai aller voir la pièce enfin montée....

****

Oui... L'épilogue a été conservé et, là, dans son accomplissement scénique, il m'est apparu plus indispensable encore à une juste «finition» du spectacle. C'est en soi un petit bijou d'habileté narrative ‒ Michel-Ange vieux est comme poussé hors du récit quand il vient s'asseoir avant de se taire tandis que le spectateur est, lui, poussé hors du drame par Matteo, le seul personnage fictif rappelons-le (qui, à ce titre, serait comme l'inscription physique et diégétique de la présence du dramaturge dans la pièce), qui prononce les dernières paroles où le temps s'abolit ‒ auquel Jean-Paul Bordes a donné son plein éclat et il eût en effet été dommage de le sacrifier. D'autant qu'il amène aussi le mot «éternité», comme cette ultime phrase dite par Jules II qui avait tant impressionné à Sarlat.


Voilà que déjà se profile la dernière représentation au Théâtre 14. Six semaines de halte parisienne que j'espère avoir été couronnées de succès s'achèvent tandis que plus d'un mois après avoir vu la pièce mes réflexions, à force d'abonder et de se presser, continuent de se brouiller, de se perdre, et mes formulations de se fracasser en retombant sitôt élevées de quelques mots une fois dépassé le commentaire de l'épilogue.


Mais peut-être est-ce le temps nécessaire pour parvenir à s’affranchir de la paraphrase descriptive par laquelle on tenterait, de toute façon en vain pour qui n'est pas hypermnésique, de dire à quel point le spectacle est parfait en reprenant un à un tous les éléments qui concourent à cette perfection. Au fil des jours et du vécu quotidien, les souvenirs se diluent, perdent en consistance et l'on ne peut plus guère se risquer à décrire tel ou tel moment sans s'exposer à l'erreur. Ne restent en mémoire que l'os, la substance la plus solide du sentiment et les menues considérations de fond qui lui demeurent agrégées. Au premier chef desquelles celle-ci: la justesse avec laquelle interprétation et mise en scène répondent au texte, à sa tonalité, à sa construction, ô combien rigoureuse ‒ six tableaux (il n'est pas jusqu'au choix de cette forme dramatique du «tableau» qui soit ultimement pertinent pour écrire une pièce dont l'enjeu, au-delà du sujet qui serait plutôt la confrontation de deux caractères, arbitrée par un tiers et centrée sur le rapport à l'art, à la survie à travers lui, est une œuvre picturale!) qui figent chacun et dans l’ordre chronologique un bref moment de l'histoire de cette fabuleuse fresque-en-voûte à travers de puissants dialogues, tableaux entre lesquels se glissent quatre intermèdes et qu'encadrent un prologue et un épilogue fermant la composition. Le rythme des échanges dialogues, des mouvements, l'organisation des présences en scène et la façon dont les lumières jouent sur les personnages, les éléments de décor... sans oublier le «plissé» sonore dont la bande son habille avec finesse le drame que les silences et les noirs, habilement distribués, font respirer: tout est réuni pour que vibre intensément la vie portée par la voix des comédiens. Et quelles voix! celle que Jean-Paul Bordes donne à Michel-Ange où s’entend toujours, dans les cris imprécatoires comme dans les plaintes désemparées un infime brisement qui fait affleurer l’insigne fragilité d’un artiste de génie en proie à toutes les affres; celle, de stentor, de François Siener qui lui fait camper un Jules II hénaurme, tonnerrique qui cependant se fissure et s’ouvre à la tristesse à l’évocation de sa sœur défunte, laissant alors se retirer sa voix jusque dans les basses eaux du quasi-murmure et celle, empreinte de familiarité, que Jean-Paul Comart prête à Matteo et qu’il module au gré des réactions de l’assistant, tantôt terrifié, soucieux de son bien-être, obséquieux face au pape… Par ces voix en si étroite cohérence avec le texte adviennent des personnages d’une rare densité humaine, tous trois d’ailleurs pareillement «construits dramatiquement», Matteo comme Jules II et Michel-Ange, la seule différence entre eux étant que le pape et l’artiste ont chacun leur unique référent historique quand Matteo, lui, en a plusieurs.


À cette pièce qui entretient des liens à la fois subtils et sans ambigüité par rapport à l’Histoire – à distance de toute dimension documentaire, elle se nourrit de données historiques, convoquées çà et là, pour déployer une «intrigue d’âmes», fondée sur l’interaction des caractères – le décor sied comme un gant. À l’évidence marqué au sceau du réalisme figuratif ‒ un échafaudage est monté, on manipule de vrais rouleaux de croquis, carafes et gobelets contiennent vraiment du liquide, on croque de véritables pommes; les costumes, somptueux, sont bien ceux de la Renaissance – il n’en est pas moins auréolé de symbolisme: le haut de l’échafaudage demeure toujours caché derrière de longs pans d’épaisse toile blanche, montrant ainsi, paradoxalement, la part de ce qui ne peut être vu.


D’ailleurs, à aucun moment n’apparaît le moindre élément des fresques de la chapelle Sixtine quand, techniquement, il eût sans doute été possible d’en projeter des images ‒ mais c’eût été de la feinte, du faux-semblant et non de la représentation, la représentation faisant la part du mystère et laissant au silence visuel ce qui ne mérite pas d’être trahi par l’imitation, en l’occurrence, ici, une œuvre d’art majeure, attachée au sacré qui plus est.

 

Ces lignes n'auront certes pas le rôle habituellement dévolu à une chronique théâtrale touchant à une pièce que l'on a appréciée, qui serait de lui amener quelques spectateurs supplémentaires. Mais je veux croire qu'elles auront encore cette vertu d'apporter aux artistes un peu de cette chaleur réconfortante qu'on tâche d'insuffler aux petits mots qu'on laisse au détour d'un Livre d'or.

 

 

Michel-Ange et les fesses de Dieu
Pièce de Jean-Philippe Noël
Mise en scène :

Jean-Paul Bordes, assisté de Dominique Scheer.
Avec :
Jean-Paul Bordes, Jean-Paul Comart, François Siener.
Scénographie :
Nils Zachariasen
Costumes :
Pascale Bordet, assistée de Solenne Laffitte
Créateur sonore :
Michel Winogradoff
Créateur lumières :
Stéphane Balny
Durée :
1h50

Jusqu’au 24 février au Théâtre 14 – 20 avenue Marc-Sangnier, 75014 Paris.
Réservations : 01 45 45 49 77
Représentations : lundi à 19 heures ; mardi, mercredi, jeudi et vendredi à 20h45 ; samedi à 16 heures.

NB. L’on peut acheter le texte de la pièce, publié aux éditions Les Cygnes, au Théâtre 14 à la fin de la représentation.

 

 

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27 août 2017 7 27 /08 /août /2017 13:11

ÉPISODE 2
Vendredi 4 août
18 heures.

Dans une heure débutera la représentation au Plantier. La chaleur est écrasante et le ciel d’un bleu obstiné, têtu. Le soleil, à 19 heures, sera encore assez haut pour faire taire les ombres qui pourtant s’allongent et maintenir élevée une température ardente – non, décidément, je ne prendrai pas le chemin du jardin, bien qu’il y ait un fond de regret dans ma décision: le nom de l’auteur de Il était une fois... le Petit Poucet, Gérard Gelas, est solidement inscrit dans ma mémoire grâce à deux de ses mises en scènes qui, l’une et l’autre à Sarlat, m’avaient totalement séduite (On ne badine pas avec l’amour de Musset en 2006 et Le Crépuscule du Che, de José Pablo Feinmann, en 2011) et je me dis que ne pas voir cette pièce qu'il a écrite privera ma petite "théâtrothèque" personnelle d'une référence de choix. D'autant que ce matin, à Plamon, Emmanuel Besnault, le metteur en scène et fondateur de la compagnie, avait eu les mots qu'il fallait pour inciter là venir au Plantier:

Emmanuel Besnault
[transcription d'après des propos enregistrés le 4 août]

C’est la première pièce qu’on a montée il y a cinq ans; elle est donc fondatrice de notre troupe, la compagnie de L’Éternel Été, qui s'est formée autour de ce spectacle. Pour ma part j’ai commencé le théâtre à Avignon, où j’ai travaillé avec Gérard Gelas et quand on a été en recherche d’un texte à monter pour nos débuts, nous lui avons demandé l’autorisation de monter celui-ci, qu’il avait lui-même mis en scène en 1999, je crois, mais qui n’avait jamais été rejoué depuis. Pour sa pièce, Gérard Gelas s'est emparé du conte du conte de Charles Perrault – qui lui-même l’a emprunté à la tradition populaire – et  nous-mêmes avons un peu adapté l’adaptation de Gérard, nous y avons ajouté notre patte…mais nous savons que nous avons son entier soutien. Au début, on retrouve le Petit Poucet devenu vieux, riche… et marquis. Mais il a perdu la mémoire, et ce sont ses serviteurs qui vont, en interprétant tour à tour les personnages qu’a rencontrés Poucet au cours de son aventure, et d’autres encore, l’aider à retrouver la mémoire. C’est un spectacle musical, avec des guitares, des percussions, qui repose sur les codes du théâtre de tréteaux et s'inspire beaucoup de la Commedia dell'arte, à cela près que nous jouons sans masques. Mais le travail corporel est le même. En tout cas, nous nous sommes efforcés d'en faire un spectacle pour tous les publics, enfants et adultes. C'est la première fois que nous le jouons en plein air, et nous sommes particulièrement heureux que cette première fois soit ici, à Sarlat, dans ce superbe jardin...

 

Cela n’a pas cependant pas suffi à m’entraîner vers la billetterie: je me donnai encore jusqu'au moment de la représentation pour, s'il en restait, acheter une place  – déjà je soupçonnais que la chaleur me vaincrait… Eût-il fait moins chaud, le soleil eût-il été moins criant dans son azur immaculé… ou quand un imparfait du subjonctif vaut pour un de ces «si…» avec lesquels on mettrait sans peine le monde en bouteille.


IL ÉTAIT UNE FOIS... LE PETIT POUCET
Texte de Gérard Gelas d’après le conte de Charles Perrault
Mise en scène:

Emmanuel Besnault assisté de Cyril Manetta
Avec:
Johanna Bonnet ou Elisa Oriol, Benoît Gruel, Schemci Lauth, Maïa Liaudois, François Santucci, Deniz Turkmen, Manuel Le Velly
Musique originale:
Luc Santucci, Manuel Le Velly
Lumières:
Cyril Manetta
Durée:
55 mn

Représentation donnée le 4 août au jardin du Plantier.

***

11 heures et des poussières, à Plamon.

La réunion s'ouvre sur les réactions au spectacle de la veille, Vient de paraître, d'Édouard Bourdet. Tous les comédiens sont là, sauf Xavier Simonin... pour recueillir des louanges unanimes: qualité de l'interprétation, dynamisme de la mise en scène, décor et costumes... Le public présent est enchanté, ravi d’avoir passé «un excellent moment». Je fais partie des heureux: revoir la pièce hier m’a comblée. Sans y avoir vu surgir des éléments qui seraient demeurés cachés ou incompris la première fois, de petits détails narratifs oubliés me sont réapparus tandis que les souvenirs subsistants me permettaient, à cette seconde perception, d’apprécier avec davantage d’acuité nombre de subtilités que j’avais d’abord à peine entraperçues. Avoir revu Vient de paraître m’a offert une pièce non pas «nouvelle» parce que des voiles épais s’y seraient défaits enfin de leur opacité mais ravivée, les couleurs d’interprétation ayant pris plus d’éclat parce que j’avais mieux senti la richesse de leurs nuances. C’est d’ailleurs autour des qualités d’interprétation que s’articulent les premières interventions, toutes se rejoignant sur la finesse avec laquelle Bourdet fait évoluer ses personnages et en accentue certains traits sans les caricaturer – et sur l’admirable manière dont le jeu des comédiens autant que la mise en scène l’ont servie. Une fidèle spectatrice résuma en quelques appréciations bien carrées l’intérêt, et surtout le plaisir, qu’elle avait trouvés au spectacle – des mots que, sans doute, à peu près tous les présents ce matin pourraient reprendre à leur compte:

Je trouve que cette pièce pose de vraies questions – certes déjà abordées par maints créateurs, non seulement en littérature mais dans toutes les autres formes d’art mais ici doublée d’une satire du monde de l’édition encore très actuelle, très bien conduite, où l’on rit beaucoup, avec des personnages très typés et une intrigue qui va très vite au début puis qui se développe, avec un certain cynisme. C’est extrêmement brillant, et je suis sortie très heureuse de ce spectacle: j’ai ri, j’ai réfléchi, et j’ai trouvé ça très agréable.

Puis au gré de nouvelles prises de parole la discussion s’écarte des aspects purement narratifs et théâtraux pour s’orienter sur les thèmes plus fondamentaux et, comme cela arrive souvent lors de ces réunions matinales, ce n’est pas ceux auxquels on se serait attendu qui font débat – ainsi une spectatrice qui voyait la pièce pour la troisième fois fit-elle de cette évidente satire du macrocosme éditorial s’attardant avec tout de même beaucoup de clarté sur les affres de la création, la question du statut de l’écrivain… rien moins qu’un «portrait de la condition féminine des années trente»! Et cela au travers du seul personnage de Jacqueline, la femme de Marc qui, «pour trouver son indépendance, est obligée de se mettre au service du travail de son homme, parce que sa seule porte de liberté passe par le travail de l’homme avec qui elle est mariée». Eh bien! la condition féminine d’une époque tout entière portée par la seule Jacqueline? J’avoue n’avoir pas pensé une seconde qu’on pût «recevoir» Vient de paraître de la sorte. De plus, je ne suis pas sûre que Jacqueline soit l’humble femme assujettie au mâle qu’a vue cette spectatrice – et d’autres avec elle à en juger par deux ou trois autres réflexions du même ton qui ont suivi: elle m’est plutôt apparue comme une incarnation de l’égérie, cette âme de l’ombre veillant sans relâche sur la créativité d’un artiste chéri – qu’il soit ou non son époux officiel – dont l’histoire des lettres, pour n’évoquer que l’art littéraire, fournit de multiples exemples. Des femmes certes souvent occultées par l’envergure de l’artiste à qui elles se dévouent de leur plein gré mais qui ne méritent pas pour autant d’être assimilées à de pauvres victimes du machisme généralisé. Oui, à mes yeux, la Jacqueline de Bourdet a tout de l'égérie: consciente du talent de Marc comme de son excessive humilité et œuvrant à son insu à sa reconnaissance, elle évolue assez vite en un sévère «garde-lettres» qui non seulement surveille chaque jour le nombre de pages écrites par son mari mais va aussi se substituer à lui pour négocier – âprement soit dit en passant! – le montant de ses droits et à-valoir auprès de son éditeur… sans compter qu'elle est un formidable «catalyseur» d’écriture. Ainsi occupe-t-elle, me semble-t-il, une position finalement dominante, plus dominante encore que si elle était elle-même écrivain et autonome financièrement – n’est-ce pas être davantage dominateur que d’exercer une puissante influence sur autrui au lieu de se gouverner soi seul?

Mais la condition féminine est, in fine, assez vite laissée de côté et Jean-Paul Tribout rappelle un des thèmes de la pièce que personne n’a encore évoqué: La manière dont chaque créateur, que ce soit Bourgine, Maréchal, ou Marc, fait son miel de ce qui se passe; comment on fabrique de l’art à partir de la vie quotidienne, ou de la souffrance – ce thème de la souffrance dont se nourrit l’artiste est peut-être une vision très XIXe siècle de l’art mais en tout cas, il est traité par Bourdet.

La conversation, ainsi ramenée aux questions artistiques de fond, revient en même temps sur des points strictement dramaturgiques, jeu, décor, mise en scène… toujours sur le ton de la louange – et le spectacle de continuer à pousser en moi ses rhizomes prolifiques dont les premiers se sont formés voici maintenant presque un an, sur la plupart desquels ma modeste aptitude à trouver les mots a toujours aussi peu de prise…

 

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16 août 2017 3 16 /08 /août /2017 19:07

La 66e édition du Festival des jeux du théâtre de Sarlat s'est achevée le samedi 5 août. Dès le lendemain s'esquissait quelque chose qui semblait bien se tenir au long d'une ligne d'écriture qui ne demandait qu'un peu de constance pour se réaliser en cohérence avec l'idée même que je m'en faisais sans ajouter encore du temps à un temps qui déjà se distendait et emportait avec lui bien des signifiances. Le 6, le projet était là, et la structure qui lui convenait mais pas le texte; la matière manquait: il allait encore falloir du temps pour que la forme se fixât. Une latence supplémentaire!

Dans ce feuilletage quelque chose de crépusculaire s'infiltre et menace d'extinction l'intention naissante. Mais par-delà une fenêtre ouverte, j'ai vu la lune pleine, regard large et rond dans la nuit "bleue comme une orange"...

ÉPISODE 1

Dimanche 6 août
Ce préfixe «rétro-» s’est imposé d’emblée quand j’ai dû choisir un titre puisque tout ce qui allait le suivre allait être écrit a posteriori, fondé sur quantité de notes prises sur le vif mais rédigé plus tard, mis en forme à la fois par le travail d’écriture, soignant la rectitude phrastique autant que la cohérence de construction, tâchant à l’occasion d’apporter une touche ornementale, et par l’immixtion au propos en cours d’élaboration, à fin de rehauts, de ces innombrables petites choses subreptices dont le moindre temps de latence augmente les impressions et pensées premières. Mais ce matin, songeant à la chronologie à rebours du spectacle de la veille au soir qui clôturait le festival, je me suis dit qu’au lieu de signifier la seule postériorité du geste scriptural, le préfixe «rétro-» me permettait de doubler celle-ci d’un parcours chronologique à rebrousse-jours, qui commencerait par la fin… Donc par ce vide étrange, envahissant comme une marée montante, qui tout d’un coup s’est ouvert devant moi quand, vers 11 heures, je me suis vue rendue à mon banal quotidien au lieu d’avoir à me hâter vers Plamon pour ne pas manquer le début de la rencontre. Vide vite comblé dès lors que je m’attache à remonter le cours de ce qui l’a précédé…

Samedi 5 août
Ce matin a lieu la dernière réunion plamonaise. Pour la première fois cette année les rangs son clairsemés – beaucoup de chaises vides côté public et, sur l’estrade, Valérie Zaccomer, l’une des comédiennes de 31, est seule à côté de Jean-Paul Tribout pour animer la rencontre. L’équipe de Il était une fois le Petit Poucet qui a été joué au jardin du Plantier est déjà à bord du train qui doit les conduire dans la Drôme, où ils jouent ce soir. La discussion s’engage au sujet de ce spectacle et la première réaction à être exprimée est toute négative. Puis d’autres s’égrènent, elles au contraire laudatives, fondées souvent sur le comportement des enfants présents, manifestement captivés. Les échanges se tassent assez vite et c’est alors Valérie Zaccomer qui entreprend de présenter 31 et d’en retracer la genèse.

Valérie Zacommer
[transcription d'après les propos enregistrés le 5 août, à Plamon]

Un jour, Stéphane Corbin [l’auteur des chansons du spectacle, qu’il accompagne lui-même au piano sur la scène – NdR], qui organise des concerts caritatifs au profit d’une association de lutte contre l’homophobie, Les Funambules, a eu envie de monter un spectacle de théâtre musical qui parle de l’homosexualité mais sans être ni militant, ni lénifiant, qui soit juste du théâtre hors des sentiers battus. Et il a demandé à Gaétan Borg et Stéphane Laporte d’écrire un spectacle qui corresponde à ça. À partir de là, ils ont écrit une histoire d’amour entre deux hommes mais qui s’inscrit dans une histoire d’amitié: les deux hommes, donc, et deux filles, quatre amis qui fêtent tous les 31 décembre ensemble depuis vingt ans. Stéphane Laporte a eu l’idée formidable de raconter l’histoire à rebrousse-poil, comme dans le film Mémento. C’est donc une succession de petites scènes de 31 décembre, ça commence en 1999 pour remonter jusqu’en 1979, et on découvre au fur et à mesure de ces réveillons la genèse de ces rencontres, de cette amitié, et bien sûr comment a évolué l’histoire d’amour entre les deux garçons puisque c’est une comédie romantique. Mais ce n’est pas tout à fait le cœur de l’histoire – il s’agit plutôt d’explorer ce qui fonde l’amitié, sur quoi reposent les rapports affectifs et amoureux.
Quant aux chansons que Stéphane a écrites, elles parlent d’amour, tout simplement, de telle façon qu’elles pourraient indistinctement être chantées par des hétéros ou des homos… c’est la Manif pour tous, doublée de cette prise de conscience que les gens ne se rendent pas bien compte de ce que traversent les homosexuels, les adolescents notamment qui peuvent avoir du mal à assumer une sexualité qui n’est pas dans la norme – car on note depuis quelque temps une recrudescence de suicides chez ces jeunes – malgré les discours ambiants et la légalisation du mariage «pour tous», qui a incité Stéphane à écrire ses chansons de cette façon.
Quand Virginie Lemoine [qui a mis en scène la pièce – NdR] a rejoint le projet, elle a tout de suite tiqué sur le rôle donné aux femmes. Moi aussi, à vrai dire: je trouvais qu’elles étaient un peu trop les faire-valoir des deux amoureux. Du coup elle a beaucoup retravaillé le texte avec nous, afin de revaloriser la place de ces deux femmes, et finalement, la formidable histoire d’amitié a pris davantage de consistance, pour en définitive peser autant que la seule histoire d’amour entre les deux garçons. Et cela permet à un très large public de se reconnaître dans ces personnages, indépendamment des particularités sexuelles. C’est au fond une histoire assez mélodramatique mais il y a toujours de l’humour pour rattraper la chose; on s’éloigne certes des grands questionnements existentiels, mais ça fait parfois du bien de voir un spectacle tendre, romantique, drôle, qui finit bien, avec des chansons bien écrites et bien composées dont la mélodie reste en mémoire…

Dès lors, tous les échanges ou presque seront centrés sur les problèmes liés à l'homosexualité, sur la question de ce que l'on peut ou non montrer sur une scène de théâtre... Et la rencontre se clôturera sans que surgissent vraiment dans la conversation  comme cela se produit en général lors du "dernier Plamon", les impressions globales sur l'édition qui s'achève, le petit bilan de fréquentation, les petits ou les grands projets à l'étude qui pourraient modifier le visage du festival... es dates de la 67e édition ne sont pas annoncées non plus. Ce soir, peut-être, quand le président Jacques Leclaire prononcera son allocution de clôture au cours de laquelle sont remerciés un à un tous ceux qui ont permis aux spectacles de se dérouler au mieux, aux artistes et au public d'être accueillis comme autant d'hôtes de marque?

31 - La représentation...

Quatre amis, donc, se retrouvent au soir du 31 décembre 1999 – une petite pancarte à chiffres mobiles le signale en bord de scène, qui scandera d’ailleurs toutes les dates – pour fêter le Nouvel an, champagne à l’appui, discutant de ce Big Bug que les Cassandre du numérique nous promettaient en guise de grand saut dans le nouveau millénaire: Stéphane – qui doit son «drôle de prénom pour une fille» à une actrice célèbre; Victoire qui «fait les yeux» à ses amis dès qu’ils la contrarient ou agissent, selon elle, contre leurs propres intérêts; Anthony dit «Titoun», jeune P-D.G. prodige amoureux de Ruben mais qui n’ose pas le lui dire, Ruben mal parti dans la vie qui est aussi amoureux d’Anthony mais ne le laisse pas davantage paraître. Sans oublier les invisibles, les absents pourtant omniprésents tant ils vivent au fil des dialogues: la tante Yaël, et Tariq, le mari de Stéphane.

Les scènes – une pour chaque 31 décembre évoqué – se succèdent à un rythme soutenu; le décor, basé sur quelques éléments blancs modulables et transformables (des cubes, et des sortes de grandes armoires dont on peut selon les besoins ouvrir les portes pour faire naître un lieu aisément identifiable ou les maintenir fermées et créer ainsi un environnement plus neutre) est réagencé pendant les noirs à toute vitesse par les comédiens eux-mêmes, avec une telle fluidité qu’ils semblent obéir à une chorégraphie parfaitement réglée. Jusque dans ces aspects scénographiques ce récit, dont une large partie est à entendre dans les chansons, qui va à reculons par bribes narratives entrecoupées d’interstices sollicitant beaucoup la faculté de déduction/reconstruction du spectateur, donne un peu le sentiment que l’on est pris dans un tourbillon où l’on ne maîtrise plus tout à fait ni ses émotions ni son entendement. Car on n’est pas très sûr, au bout du compte, d’avoir parfaitement compris la logique des événements vécus par les personnages et la manière dont leurs liens se sont construits. On se dit parfois que ça va trop vite, qu’on aurait besoin ici d’une confirmation, là d’un démenti et les moments lents, savamment ménagés il faut le dire, quand les tristesses, les hésitations surgissent – et s’expriment surtout à travers les chansons – ne suffisent pas toujours à se remettre les idées en place. C’est un rien étourdissant mais l’on est happé; on guette avidement chaque scène, on est captivé par les chansons qui se glissent harmonieusement dans la dramaturgie et sont superbement interprétées, d’emblée on s’attache aux personnages et l’on se soucie de ce qui leur arrive… Une émotion profonde se communique au public: la partie est gagnée.

J’ai parfois été irritée par les accès trépignants, colère ou joie extrême, de Stéphane, qui m’ont paru un peu surjoués, et je n’ai pas bien compris la justification narrative du «blanc» de dix ans qui sépare 1979 de 1989 – réelle faiblesse d’écriture ou bien ai-je, moi seule, manqué quelque chose? – mais je garde malgré tout un excellent souvenir de 31, que je reverrai avec plaisir si l’occasion se présente.

31
Comédie musicale de Gaétan Borg et Stéphane Laporte.
Mise en scène:
Virginie Lemoine.
Musique et chansons:
Stéphane Corbin.
Avec:
Carole Deffit, Alexandre Faitrouni, Fabian Richard, Valérie Zacommer, Stéphane Corbin au piano.
Décors:
Grégoire Lemoine.
Lumières:
Denis Koransky.
Costumes:
Cécilia Sebaoun.
Durée:
1h20

Représenttion donnée le samedi 5 août au jardin de Enfeus.

Une fois passés les saluts – et les nombreux rappels du public qui à l’évidence s’est laissé embarquer sans réticence dans cette drôle d’odyssée sentimentale qui prend le temps à rebours mais les cœurs dans le sens de l’amour –, le président Jacques Leclaire se lance dans la traditionnelle allocution finale; après un très rapide bilan de l’édition qui s’achève – où l’on apprend qu’il y a eu 280 spectateurs supplémentaires – voilà venu le temps de la présentation minutieuse de toutes les petites mains qui ont contribué à la bonne marche du festival. Les noms s’égrènent et les appelés l’un après l’autre montent sur scène, applaudis comme ils le méritent.
Ce soir, il me semble qu’on quitte les gradins plus lentement, que les échanges entre habitués se prolongent plus que de coutume  – il est vrai qu’il n’y aura pas de Plamon demain et que cet après-spectacle est le seul moment possible pour échanger les impressions, se dire «à l’année prochaine» – quel audacieux pari sur l’à-venir! à ne songer qu’à moi seule, je me dis que 2018 sera ma treizième édition sarladaise et que c’est là un ordinal bien funeste mais… dois-je être superstitieuse? – et se souhaiter une bonne continuation d’ici là. D’ici là! rien moins qu’une parenthèse d’un an! que pensera-t-on de ce laps, long vu d’aujourd’hui mais qui ne sera plus rien lorsqu’on se retrouvera comme cette année et les précédentes à l’entrée de l’un ou l’autre des lieux de représentation?


Le 67e festival des jeux du théâtre de Sarlat aura lieu du 19 juillet au 4 août 2018.
Du jeudi au samedi, comme cette année. Des dates qui commencent de resserrer beaucoup la parenthèse…

 

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21 juin 2017 3 21 /06 /juin /2017 18:40

Lorsqu'un directeur artistique en poste depuis plus de vingt ans expose la programmation d'un festival à une spectatrice qui elle-même suit ledit festival depuis plus de dix ans, la présentation devient vite réticulaire et naît d’un mycélium se déployant  en des humus d'autant plus riches et profonds que les années s'accumulent... Le «pitch» est là pour chaque spectacle, tout aussi tiré au cordeau que celui publié dans le programme officiel, puis souvent cela glisse aux souvenirs, aux entrecroisements d'une édition l'autre...

Jeudi 20 juillet, 21 h 45, jardin des Enfeus.

La Peur (d’après la nouvelle de Stefan Zweig). Mise en scène d’Élodie Menant.

Où l’on retrouve Stefan Zweig, dont on avait vu en 2016 une adaptation théâtrale de son autobiographie, traduite en français sous le titre Le Monde d’hier… Et Élodie Menant, déjà venue à Sarlat au service de Zweig, en 2012 avec La Pitié dangereuse où elle incarnait Édith, une jeune fille paraplégique clouée dans un fauteuil roulant. Cette année Élodie Menant a adapté et mis en scène l’une de ses nouvelles, où le rôle principal est confié, ici, à Hélène Degy – dont Jean-Paul souligne qu’elle a été nominée aux Molières comme «Révélation féminine». La Peur est fondée sur une intrigue classique – une femme mariée a un amant et sa liaison est découverte par une autre femme qui entreprend de la soumettre à un chantage. Mais la manipulatrice pourrait bien ne pas être celle que l’on croit… et, aux dires de Jean-Paul, Éodie Menant a traité avec beaucoup de finesse la tension qui s’installe et confinerait presque au suspense hitchcockien…

Nous n’aurons hélas pas le plaisir de pouvoir discuter avec Élodie de son travail car sitôt après avoir joué à Sarlat, elle devra rejoindre Avignon où elle incarne Sarah dans la pièce de Michelle Laurence, Après une si longue nuit.

Vendredi 21 juillet, 21 heures, abbaye Sainte-Claire.

Afrika Mandela, de Jean-Jacques Abel Greneau. Mise en scène de Katy Grandi.

Le titre dit à lui seul ce dont il va être question: l’Afrique du Sud de Nelson Mandela, comment le pays a basculé de l’apartheid à la Nation Arc-en-ciel, comment celui qui a passé vingt-sept ans de sa vie en prison est devenu chef de l’État… Ces grandes pages d’histoire nous sont délivrées par la bouche d’un porte-parole de la mémoire de Mandela, qui se confie à une jeune journaliste. «Mais attention, précise Jean-Paul: ce n’est pas du théâtre documentaire! c’est une véritable œuvre dramatique, avec une très belle écriture, une très belle langue – et d’excellents comédiens.»

Samedi 22 juillet, 21 h 45, jardin des Enfeus.

Le Melon qui… comédie musicale de Jean-Luc Annaix.

«Comme je te l’ai annoncé tout à l’heure, poursuit le directeur artistique, la dominante de cette année est musicale. Jean-Luc Annaix est un grand spécialiste de la comédie musicale et dirige une compagnie basée à Nantes. C’est un habitué de Sarlat: il y a présenté de très beaux spectacles – Et Dokk, donc, s’en vint sur Terre…, Un songe d’une nuit d’été… mais il est vrai que parfois, c’est un peu moins convaincant. [Jean-Paul penserait-il à cette conférence chantée donnée en 2009, dont je garde un assez morne souvenir?] Là cette fable est particulièrement réussie: on nous raconte l’histoire d’un chapeau melon en butte aux menées d’un groupuscule, l’Ordre du Melon, voué à interdire le port du chapeau melon à toute la société. Les artistes entrent en résistance, et partent à la recherche, notamment au paradis, de tous ceux qui ont érigé leur chapeau melon en emblème de la fantaisie, de la poésie: Laurel et Hardy, Charlie Chaplin, Annie Fratellini… C’est une comédie musicale, mais l’on y voit aussi des marionnettes, du théâtre d’objets… »

Dimanche 23 juillet. Journée des auteurs, abbaye Sainte-Claire.

18 heures: Une femme à Berlin. Mise en lecture: Jean-Paul Tribout.

Ce texte, qui se présente sous la forme d’un journal anonyme et a été publié pour la première fois aux États-Unis en 1954, retrace le quotidien d’une Berlinoise au moment de la chute de Berlin, en 1945. Ce n’est qu’en 2003, à la faveur d’une réédition, que l’on découvrira l’identité de l’auteur. En 1945, au moment de l’occupation de Berlin par les Russes, elle a une trentaine d’années…
Jean-Paul Tribout:
Les civils ne pouvaient pas quitter la ville et l’on estime que quelque cent mille femmes ont été violées, en général plusieurs fois et par plusieurs hommes car, c’est bien connu, en période de guerre la femme est considérée comme un butin. Au fil de son journal, on comprend combien ce qu’elle traverse est différent d’un viol individuel; on la voit aussi mettre en place une stratégie pour se préserver: tâcher de se rapprocher assez d’un officier qui serait à même de la protéger des autres et de lui donner accès à des conditions de vie acceptables – la situation des femmes berlinoises est telle qu’elles forgent un terme spécifique signifiant «coucher pour manger»… C’est, d’une certaine manière, le journal de sa survie que tient cette femme, tout en élargissant son propos à des questionnements plus larges. Par exemple, couchant pour manger, elle se demande si elle peut être considérée comme une prostituée, et de là ce qu’est la prostitution; elle s’interroge, aussi, sur le rapport à la langue: elle se dit notamment qu’il est plus facile de supporter des exactions commises par des hommes dont on ne comprend pas la langue car, ceux-là proférant sons non compris, ils ne peuvent être considérés comme des humains et l’on endure mieux des sévices infligés par des non-humains. Mais elle-même ayant beaucoup voyagé, elle parlait un peu le russe, ce qui bien sûr l’a notablement aidée. J’ai fait de ce journal une petite adaptation destinée à la lecture, dont j’ai confié l’interprétation à Caroline Maillard, la comédienne qui joue dans Vient de paraître. Et si l’accueil du public est bon, j’irai jusqu’à la mise en scène.

19 h 30: apéritif et assiette périgourdine.

21 heures: Adolf Cohen, de Jean-Loup Horwitz.

Adolf Cohen est l’histoire d’un homme qui, né avant la Seconde Guerre mondiale dans une famille juive non religieuse, est baptisé Adolf par des parents alors bien loin de se douter que ce prénom allait bientôt se retrouver fort chargé… Ses parents sont déportés, il est adopté par une famille catholique puis, dans les années 50, il part en Israël où il tombe amoureux d’une jeune musulmane… On voit que le héros est confronté de plein fouet à quelques-uns des bouleversements tragiques qui ont déchiré le xxe siècle mais, malgré tout et bien qu’elle pose des questions identitaires on ne peut plus sensibles, cette pièce reste très humoristique.

L’on aurait dû voir cette pièce l’an passé, également en seconde partie de cette même Journée des auteurs mais il avait fallu la déprogrammer à la dernière minute à cause d’un deuil qui avait de frapper l’auteur. C’est Isabelle de Botton, figurant d’ailleurs dans la distribution d’Adolf Cohen, qui avait assuré le remplacement, en venant interpréter un émouvant seul-en-scène – une évocation «poéticautobiographique» de sa famille et de son parcours où étaient aussi posées des questions identitaires, doublées de considérations quant à la condition féminine distillées à petites touches pleines de tendresse, intitulée alors Moïse, Dalida et moi puis reprise en septembre dernier au théâtre de la Bastille sous un titre autrement plus explicite: La Parisienne d’Alexandrie.

Lundi 24 juillet, 21 h 45, jardin des Enfeus.

L’Affaire de la rue de Lourcine, d’Eugène Labiche. Mise en scène de Patrick Pelloquet.

Plus trace de gravité ici, avec ce Labiche monté de manière extrêmement dynamique par un Patrick Pelloquet très inspiré par le slapstick américain et qui a mandé un musicien bruiteur pour ponctuer le spectacle de ses créations sonores un peu comme dans un dessin animé et qui demeure sur scène tout au long du spectacle.
Patrick Pelloquet, un habitué de Sarlat et qui, lors de son dernier passage en 2015, nous avait offert un Serment d’Hippocrate signé Louis Calaferte, très drôle mais qui n’était pas de la comédie pure: l’humour y grinçait et il y avait de la satire en texte qui pouvait jaunir le rire. Une pièce qui a été reprise au début de 2017 au Théâtre 14.

Mardi 25 juillet, 21 heures, abbaye Sainte-Claire.

Racine, ou la leçon de Phèdre. Conception, mise en scène et interprétation: Anne Delbée.

Jean-Paul Tribout:
Voilà un spectacle qui ne va probablement pas faire l’unanimité – c’est une manière assez déjantée de fréquenter Racine: en effet, le parti pris de cette pièce est de présenter Racine comme un voisin de palier, que la narratrice côtoie depuis une cinquantaine d’année… Il y a des moments d’une très grande audace qui risquent de bousculer le spectateur mais l’on sent chez Anne Delbée un tel amour de Racine que ça force le respect, et je me suis dit qu’il fallait absolument programmer ce spectacle, en me doutant bien que les discussions à Plamon promettaient d’être vives…

Mercredi 26 juillet, 21 h 45, place de la Liberté.

Ivo Livi, ou le destin d’Yves Montand, d’Ali Bougheraba et Cristos Mitropoulos. Mise en scène de Marc Pistolesi. A obtenu le Molière 2017 du meilleur spectacle musical.

Jean-Paul Tribout:
Comme pour Afrika Mandela, le titre dit tout. La vie et la carrière d’Yves Montand sont retracées en flash back à partir de sa mort. À travers le destin individuel du petit immigré italien venu en France avec sa famille pour fuir le fascisme et qui devient, à travers son parcours artistique et ses engagements politiques, l’emblème d’une certaine France, c’est une sorte de destinée achétypique qui se dessine. C’est très réussi sur le plan dramatique, les comédiens chanteurs sont d’excellents interprètes qui, d’ailleurs, ne chantent pas que des chansons de Montand: beaucoup sont des créations originales écrites tout exprès pour le spectacle.

Cette évocation d’Yves Montand me fait aussitôt penser à celle de Brassens qu’avait présentée, en 2012, Michel Arbatz: Chez Jeanne. La Jeunesse de Brassens. L’on y découvrait l’enfance et la trajectoire du chanteur jusqu’à sa première scène parisienne et nous le faisait quitter au seuil de la renommée – une biographie superbement mise en récit dont je conserve un merveilleux souvenir, une «existence scénique» poétique et pleine de grâce doublée d’une façon de chanter délectable qui restituait Brassens sans chercher à l’imiter.

Jeudi 27 juillet, 21 h 45, jardin des Enfeus.

Lettres à Élise, de Jean-François Viot. Mise en scène d’Yves Beaunesne.

À partir de 1917, on sait qu’il a circulé entre le front et l’arrière environ quatre mille lettres par jour. Jean-François Viot, un auteur belge, a puisé dans ce fonds la matière d’une correspondance fictive mais intégrant des passages authentiquement écrits, entre Jean-Martin, un instituteur auvergnat parti à la guerre, et sa femme Élise. Au fil des lettres on perçoit l’évolution des sentiments, la manière dont chacun, du côté où il se trouve, tâche de préserver l’autre – le soldat ne disant pas jusqu’au bout les horreurs du front, l’épouse masquant son inquiétude et ses moments de désespoir.

Pour cette pièce, une commande de la compagnie des Baladins du miroir créée en 2014, Jean-François Viot a obtenu cette même année le prix littéraire du Parlement de la fédération Wallonie-Bruxelles.

Vendredi 28 juillet.

19 heures, jardin des Enfeus
L’Envol de la fourmi, fantaisie funambulesque pour poules et clown de Johanna Gallard. Mise en scène d’Aèll Nodé Langlois (spectacle jeune public).

Jean-Paul Tribout:
Venue pour la première fois l’an passé, Johanna Gallard avait remporté un franc succès avec L’Île sans nom et nous l’avons donc réinvitée. Elle danse toujours sur son fil mais cette fois avec des poules, qu’elle a d’ailleurs eu, paraît-il, bien du mal à dresser pour qu’elles daignent se perche  sur le fil…

Que ni les membres du Parti animaliste ni les grands veilleurs de la cause animale point ne s’émeuvent: il est pris grand soin des poules et celles-ci sont, à ce que m’explique Jean-Paul, des quasi-divas dont les conditions d’hébergement ont au préalable été dûment stipulées jusque dans les moindres détails : elles doivent bénéficier d’une surface gazonnée, de cages aux dimensions précises qui seront placées à l’ombre, sous de petits chapiteaux… Osons écrire qu’elles seront traitées… comme coqs en pâte sans quoi elles refusent paraît-il de travailler.

21 h 45, place de la Liberté
Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet de Molière et Lully. Mise en scène de Raphaël de Angelis.

L’argument est des plus plus convenus: un barbon a pour projet de marier sa fille à un gentilhomme de province morne et ennuyeux, lequel bien sûr n’a pas les faveurs de la belle qui a les yeux tournés vers un autre soupirant, et tout l’enjeu de l’intrigue va consister à faire capoter le mariage, à quoi vont s’employer une suivante et un «homme d’intrigue». Voilà une comédie qui n’est pas réputée être la meilleure de Molière ni la plus subtile tant les ressorts comiques sont jugés grossiers et caricaturaux – c’est une farce, où l’auteur, selon certains critiques, s’avère bien peu regardant quant aux moyens de faire rire (par exemple en recourant à la caricature usée – déjà! - du provincial benêt face aux Parisiens…). Rappelons à toutes fins utiles que Monsieur de Pourceaugnac est une commande, faite à la troupe de Molière pour divertir une assemblée de chasseurs et que le spectacle a dû être monté en une quinzaine de jours…) Mais c’est surtout une comédie-ballet comme on en raffolait à la cour de Louis XIV, emmenée par la brillante musique de Lully…

Raphaël de Angelis était déjà venu à Sarlat en 2013, pareillement au service de Molière, avec un spectacle de tréteaux qu’avait accueilli le jardin du Plantier: La Jalousie du barbouillé et Le Médecin volant, deux pièces courtes donc difficiles à jouer isolément qui étaient réunies en un seul spectacle. Servi par un dispositif scénique simplissime – un drap blanc tendu en fond de scène – et un bel usage des masques dont je devais apprendre qu’il était nourri de deux traditions particulièrement inspirantes pour le metteur en scène ‒ celle, italienne, de la Commedia dell’arte et celle, japonaise, du théâtre nô ‒ le jeu farcesque de comédiens formidablement dynamiques avait suscité force rires et applaudissements chez un public ravi. La comédie-ballet qu’il présente cette année est d’une tout autre ampleur et le metteur en scène convoque, opportunément, les grands moyens: instruments anciens pour interpréter les compositions de Lully, marionnettes et personnages de carnaval pour accompagner les comédiens dans leur jeu. C’est ainsi la place de la Liberté qu’il investit, un espace à la juste mesure de ce qu’il a imaginé – et du large public que ne manquera pas d’attirer le nom de Molière.

Samedi 29 juillet, 21 h 45, jardin des Enfeus.

Chacun sa vérité, de Luigi Pirandello. Mise en scène d’Odile Mallet et Geneviève Brunet.

Signe particulier: les metteuses en scène sont sœurs jumelles, plus qu’octogénaires, toutes deux veuves d’un comédien – Jean Davy pour Odile, Georges Descrières pour Geneviève. «Toutes deux sont beaucoup venues à Sarlat dans les années 60, 70, mais elles continuent à monter des spectacles sans désemparer, et n’hésitent pas à rester sur le plateau jusque très tard dans la nuit quand le réglage des lumières l’exige, rapporte Jean-Paul Tribout avec une pointe d’admiration dans la voix. J’ai vu le spectacle au théâtre du Nord-Ouest, je l’ai franchement apprécié et comme je n’avais encore jamais programmé Pirandello, je me suis décidé cette fois-ci car, mis en scène par ces deux femmes formidables, ça vaut vraiment le détour.»

Cette pièce en trois actes, créée en 1917 et écrite d’après une nouvelle que Pirandello avait publiée en 1915, se situe dans une petite ville italienne, où un nouveau fonctionnaire, M. Ponza, vient d’être nommé. Il arrive avec sa femme et sa belle-mère, et loge cette dernière dans un petit appartement à quelque distance du sien. Très vite la rumeur se répand que M. Ponza séquestre sa femme, et qu’il empêche sa belle-mère de voir sa fille. De son côté, M. Ponza va régulièrement voir sa belle-mère qu’il semble traiter avec beaucoup d’égards, et explique à la ronde qu’elle est folle. Quant à la belle-mère, elle dit à qui veut l’entendre que son gendre est fou… Chacun groupe ainsi autour de lui ses partisans. Mais qui de l’un ou de l’autre dit la vérité?...

Dimanche 30 juillet, 21 h 45, place de la Liberté.

Le Cid, de Pierre Corneille. Mise en scène de Dominique Serron.

Rodrigue, Chimène, don Diègue, ô vieillesse ennemie… sans doute peut-on faire l’économie d’un résumé de cette pièce-phare de notre littérature, dont presque tout le monde a en tête au moins un vers entier. Mais l’on soulignera, parmi les partis pris de mise en scène adoptés par cette compagnie venue de Belgique, L’Infini théâtre, ce choix d’avoir inséré des intermèdes musicaux – tango et flamenco – qui,  selon Jean-Paul, s’intègrent parfaitement et ne font nul ombrage aux vers cornéliens. Et puis celui, aussi, de montrer sur le plateau la théâtralité en train de se construire: les costumes, les accessoires sont là, les comédiens au début comme en phase d’échauffement puis qui peu à peu entrent en incarnation.

À ces mots je pense à Romeo et Juliet mis en scène par Vinciane Regattieri (vu en 2013) mais Jean-Paul me ramène, plutôt, vers Hamlet 60 (mis en scène par Philippe Mangenot, vu en 2014) – sans doute l’«être» du spectacle tient-il des deux, et d’autres encore auxquels je ne pense pas faute de les avoir vus? Toujours est-il que ma curiosité est éveillée, et augmentée par la petite visite que j’ai faite sur le site de la compagnie, à la page du Cid

Lundi 31 juillet, 21 heures, abbaye Sainte-Claire.

Une nuit de Grenade, de François-Henri Soulié. Mise en scène de Jean-Claude Falet.
En partenariat avec le centre culturel de Sarlat.

Cette nuit est celle qui commence au soir du 18 août 1936, dans le bureau du gouverneur franquiste de la place. Face à lui, le compositeur Manuel de Falla (1876-1946) qui, venant d’apprendre l’arrestation de son ami Federico Garcia Lorca et le sachant menacé de mort, a décidé de tout tenter pour le sauver. Non par réelle affinité idéologique mais au nom de la liberté artistique, par essence incompatible avec la dictature. «La confrontation est tendue, le dialogue d’une grande intensité. Et même si nous savons comment cela s’est fini pour le poète, nous n’en sommes pas moins happés par le suspense qui s’instaure», conclut Jean-Paul qui à l’évidence a beaucoup aimé cette pièce dont l’auteur, vivant à Montauban, est un homme de théâtre aux multiples casquettes devenu il y a peu auteur de polar avec un premier roman publié au Masque intitulé Il n’y a pas de passé simple – un roman «très écrit» selon Jean-Paul qui, au moment de notre rencontre, était en train de le lire. Quant à la compagnie qui s’est emparée d’Une nuit à Grenade, la compagnie Label Étoile, elle est basée Mont-de-Marsan.

Mardi 1er août, 21 h 45, jardin des Enfeus.

La Poupée sanglante (d’après le roman de Gaston Leroux). Comédie musicale de Didier Bailly et Éric Chantelauze. Mise en scène d’Éric Chantelauze.

Jean-Paul Tribout:
C’est, au sens propre, une «comédie musicale de poche»: le spectacle a été créé au théâtre de la Huchette, à trois comédiens plus un pianiste. Une telle approche peut surprendre quand on connaît le roman, et si l’on a vu le feuilleton télévisé de la fin des années 70 avec Yolande Folliot, Jean-Paul Zenacker... mais c’est très bien interprété, très bien chanté, et l’on passe vraiment un excellent moment.

Ayant encore en tête toutes fraîches les images de ce feuilleton qui a enchanté mon enfance (ô le magnifique Gabriel...) saurai-je m’en détacher assez pour ne plus voir que ce spectacle?

Mercredi 2 août, 21 heures, abbaye Sainte-Claire.

Le Cas Martin Piche, de Jacques Mougenot. Mise en scène de Hervé Devolder.

Ni Hervé Devolder ni Jacques Mougenot ne sont des «primo-invités» au Festival: le premier était venu en 2011 avec Jupe courte et conséquences, une pièce dont il signait et le texte et la mise en scène, le second avait présenté L’Affaire Dussaert en 2007 dont il était aussi l’interprète puis était revenu en avec son frère François en 2009 pour interpréter La Cigale et la fourmi, une libre appropriation de la fameuse fable de La Fontaine qu’ils avaient cosignée.
Jean-Paul Tribout:
Ce Cas est un spectacle extrêmement amusant qui met en scène deux personnages: un psy confronté à un patient envoyé par sa femme, lasse de le voir s’ennuyer sans cesse. Le seul moment où, manifestement, il ne s’ennuie plus c’est quand il dort – de fait il n’en profite pas vraiment… C’est un divertissement proche du théâtre de l’absurde, très fin et fort bien interprété.

Jeudi 3 août, 21 h 45, Jardin des Enfeus.

Vient de paraître, d’Édouard Bourdet.

En 1927 déjà – date de création de la pièce – le Goncourt était un prix suffisamment fameux pour être satirisé sous les traits d’un «prix Zola», convoité par les grands éditeurs parisiens et, parmi eux, Julien Moscat, que l’on découvre au début de la pièce à quelques heures de son attribution. Fébrile, mais certain de l’obtenir grâce à son auteur vedette, Maréchal – et d’ailleurs se comportant comme si c’était chose faite. Ce n’est que justice: il s’est démené comme un beau diable, a négocié tous azimuts pour s’assurer les voix des «jurés qui comptent». Mais un inconnu survient, humble déposeur de manuscrit qui vient gripper les rouages. Peu importe: un éditeur de l’envergure de Moscat sait réagir vite et parer au plus inattendu de telle manière qu’une situation sur le point de lui échapper vire in fine à son très grand avantage…
Je ne doute pas de revivre ici, agrémenté des variantes inhérentes au plein air, le délectable moment qui avait égayé ma rentrée en octobre dernier au Théâtre 14… 

Vendredi 4 août, 21 h 45, jardin du Plantier.

Il était une fois… le Petit Poucet, de Gérard Gélas (d’après le conte de Perrault). Mise en scène d’Emmanuel Besnault.

Jean-Paul Tribout:
Ce n’est pas du tout une adaptation du conte de Perrault: l’auteur entreprend d’imaginer ce qu’est devenu Poucet après que le conte le laisse à son destin. On le retrouve donc vieux, qui a passé toute sa vie à raconter son histoire – celle que tout le monde connaît grâce à Perrault – mais n’en est plus guère capable parce qu’il perd un peu la tête… Alors ce sont ses serviteurs qui raccommodent les trous de mémoire, à l’aide des souvenirs qu’ils ont conservés des innombrables récits sempiternellement recommencés de leur maître. C’est un spectacle musical très bien conçu, parfaitement adapté aux conditions particulières imposées par le jardin du Plantier et véritablement à même de ravir les publics de tous âges.

Samedi 5 août, 21 h 45, jardin des Enfeus.

31, comédie musicale de Gaétan Borg et Stéphane Laporte. Mise en scène de Virginie Lemoine.

L’on prend ici, au son du piano, l’histoire à rebours de quatre amis qui ont  l’habitude de se retrouver tous les ans pour fêter ensemble la Saint-Sylvestre. Ce 31 décembre 1999 pourtant, l’ambiance n’est pas formidable… de là s’engage un questionnement sur ce qui fonde l’amitié, l’amour, et qui pousse les quatre amis à revivre rétrospectivement chaque 31 décembre qu’ils ont passé ensemble depuis qu’a débuté leur relation.
J’imagine qu’il y aura certes de l’allégresse mais aussi une bonne dose de nostalgie comme toujours quand on commence à regarder dans le rétroviseur mais, lorsque Jean-Paul conclut en disant «C’est le spectacle le plus gay du Festival», je comprends qu’il y autre chose  à comprendre que la simple gaîté suscitée par un spectacle «très joliment chanté et joué». Quelque «question de genre» dans l’air du temps...?

Le temps que dura cette évocation de la toute prochaine édition du festival sarladais, ponctuée d'innombrables souvenirs et échos remontés à fleur de phrases comme autant de bulles chamarrées, j'eus le sentiment étrange d'être blottie au cœur d'une bulle transmonde, dont les parois translucides étaient mille Sarlat chacun à l'heure du Festival tandis qu'à l'extérieur Paris, amuï, pesait de tout son poids de concrétude ici-et-maintenant. Ici et de multiples ailleurs se juxtaposant – mélange troublant ravivé par cette longue et lente phase de mise en écriture et dont la saveur persistante me dit, lancinante, que décidément le Festival toujours m’appelle…

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18 juin 2017 7 18 /06 /juin /2017 16:59

Du 20 juillet au 5 août 2017, le plus ancien festival de théâtre français après Avignon revient pour une 66e édition...

Cette année encore, grâce à la générosité amicale de Jean-Paul Tribout qui une fois de plus aura consenti à  m'accorder de son temps, j'ai pu bénéficier d'une présentation du Festival qui dépasse le cadre du seul programme publié (prêt déjà depuis janvier, et rendu public dès la fin d'avril, que l'on peut bien évidemment découvrir en ligne sur le site du Festival).

Au moment où nous nous sommes rencontrés – le dimanche 7 mai 2017 – le verdict des urnes présidentielles n’était pas encore tombé; le temps était maussade, froid, comme la chape de doute qui planait sur les cœurs de tous ceux qui redoutaient une flambée d’extrémisme de droite. Réconfortante lumière dans cette poix grisâtre que cette conversation autour du programme du 66e Festival des Jeux du théâtre de Sarlat qui «est en marche», résume plaisamment Jean-Paul dès nos premiers échanges, et se porte aussi bien que possible «malgré les difficultés habituelles de financement mais avec heureusement les soutiens qui se maintiennent et, cette année, nous avons même reçu une aide supplémentaire du département, eu égard au caractère patrimonial du festival – une aide précieuse, bien évidemment, mais qui ne saurait compenser le désengagement de l’État. Quant à l’ADAMI, elle reste cette année encore en retrait – mais il faut souligner qu’elle est aux côtés du Festival depuis plus de vingt ans, les pauses qu’elle s’octroie dans son soutien sont assez compréhensibles. Espérons cependant que la pause s’interrompra l’an prochain…» Et puis… n’a-t-on pas coutume de dire que le théâtre est, par définition, «en crise»? Ce n’est pas toujours facile à vivre mais l’on apprend, concède Jean-Paul, à faire beaucoup avec peu de moyens et ce dur apprentissage permet d’être armé pour la traversée des tourmentes…
Cette année, donc, le festival revient, fort de ces indéfectibles volontés qui ont à cœur de le perpétuer. À  la charnière de juillet et d'août il va réenchanter Sarlat, bien mieux qu’aucun programme politique ne réenchantera jamais le monde (sur ce coup-là tous font de la publicité mensongère…) grâce à son architecture propre qui fait son charme – un spectacle différent chaque soir pendant près de trois semaines en alternance dans trois des sites les plus emblématiques de la ville, soit la cour de l’abbaye Sainte-Claire, le jardin des Enfeus et la Place de la Liberté, avec, comme de coutume, un pas de côté au Jardin du Plantier pour le traditionnel spectacle de tréteaux, sans oublier tous les matins à 11 heures les Rencontres de Plamon, ce moment dense et riche d’échanges entre artistes et spectateurs. Autant de puissantes lignes-guides qui, ayant peu à peu acquis au fil des décennies leur tracé actuel que n’auront affecté que de menues inflexions – par exemple la tentative d’ajouter à l’affiche un spectacle de rue gratuit qui n’aura hélas vécu que trois éditions –, sous-tendent l’événement depuis assez longtemps pour donner aux habitués le sentiment profond que le Festival ne change guère alors même qu’il évolue et que sous les ans passés le visage garde entiers tous ses appas.

Sur un plan plus personnel, Jean-Paul m’annonce que la pièce qu’il a montée l’an passé et qui a ouvert la saison 2016 / 2017 au Théâtre 14 en septembre dernier, Vient de paraître d’Édouard Bourdet – une satire savoureuse de certaines pratiques éditoriales en vigueur dans les coulisses des grandes maisons à l’approche des prix littéraires –, a eu beaucoup de succès, et surtout un écho enthousiaste dans la presse auquel il ne s’attendait pas. Cela n’influe pourtant pas beaucoup sur la carrière du spectacle car, précise Jean-Paul, tout apprécié qu’il soit, «il se vend quand même moins facilement que Le Mariage de Figaro que l’on a joué plus d’une centaine de fois, ou que Monsieur chasse qui a dépassé les 165 représentations. Promouvoir un auteur quasi oublié aujourd’hui, de surcroît servi par une distribution sans comédien-vedette, est une tâche ardue.» Toujours est-il que Vient de paraître est à l’affiche de ce 66e Festival, rencontrant presque aussi opportunément l’actualité du livre qu’en début d’automne puisque personne – surtout pas les professionnels de la profession éditoriale, ceux-là mêmes qui sont brocardés par Bourdet – n’ignore que la rentrée littéraire commence de se préparer dès l’été et, avec elle déjà, les supputations – les tractations, diront les mauvaises langues complotistes – quant aux chances de tel ou tel ouvrage d’avoir tel ou tel prix.

Tandis que nous nous apprêtons à découvrir dans le détail chacun des spectacles programmés je m’enquiers, sous le coup d’un souvenir soudain, du sort d’un magnifique texte qui avait été donné en lecture l’an passé dans le cadre de la Journée des auteurs, Michel-Ange ou les fesses de Dieu, de Jean-Philippe Noël, dont il s’était d’emblée avéré que le texte était déjà fort savamment mis en scène (on entendit une bande son sans fausse note ni faux départ, entrées, sorties, déplacements semblaient réglés et n’avoir plus qu’à s’adapter aux espaces offerts…) – en effet nous expliqua-t-on à la fin de la lecture: «Il ne manque pour ainsi dire que le décor: cette pièce est en cours d’élaboration depuis longtemps mais personne ne se décide à la produire malgré les nombreuses lectures et les avis très favorables qu’elle recueille.» La pièce a enfin trouvé des producteurs et elle sera créée en janvier 2018 au Théâtre 14 – un heureux aboutissement auquel la lecture sarladaise n’est pas étrangère: celle-ci a attiré l’attention de plusieurs chefs d’entreprise de Poitiers, qui ont fait en sorte d’inviter la pièce dans leur ville. Ils ont réussi à convier à la lecture d’autres chefs d’entreprise poitevins, qui ont à leur tour été enthousiasmés… et tous ont finalement décidé de se grouper pour coproduire le spectacle en apportant chacun leur écot. Voilà une nouvelle qui me réjouit d’autant que cette lecture avait été l’une de mes plus fortes émotions sarladaises de 2016…

Cette année, souligne d’emblée Jean-Paul, le programme comporte une forte proportion de spectacles musicaux – cinq sur dix-huit, ce qui correspond à peu près à un tiers: une note tenue certes mais cela ne surprend guère car le comité du Festival donne toujours belle place à la musique, n’hésitant pas à inviter des spectacles purement musicaux comme Corps à cordes du Quatuor, ou bien plus hybrides mais où la musique règne comme Delicatissimo! de La Framboise frivole.
«Pas plus que les autres années nous n’avons eu l’intention d’organiser la programmation en fonction d’un thème décidé au préalable, ou d’une tonalité que nous aurions voulu donner , mais comme cela se produit très souvent, le croisement des différentes contraintes impose des choix qui, un peu à notre insu, dessinent des dominantes plus ou moins évidentes.»

Une dominante dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elle est particulièrement opportune même si non intentionnelle : elle apporte une légèreté et un élan bienvenus en des temps qui, bien qu’ «en marche!» restent âpres pour beaucoup et risquent hélas de le rester… Bientôt la billetterie ouvrira – dès le 3 juillet : voir ci-après l’annonce du Comité – très vite viendra l’ouverture… janvier / juillet, à peine une halte ce 7 mai puis cette longue traversée avant que vienne là cette présentation – ô ce temps, toujours en excès de vitesse et qui jamais n’est mis à l’amende...

Annonce officielle
Le comité d’organisation du 66e Festival des jeux du théâtre de Sarlat vous informe que la billetterie du festival ouvrira ses portes le mercredi 28 juin, à l’Hôtel Plamon, rue des Consuls, pour les adhérents et partenaires du Festival. Le grand public pourra réserver ses places à partir du lundi 3 juillet.

Du 28 juin au 19 juillet, l’équipe du Festival vous accueillera tous les jours, sauf le dimanche et le 14 Juillet, de 10 heures à midi et de 15 heures à 18 heures.

Du 20 juillet au 5 août, les spectateurs pourront louer leurs places tous les jours de 10 heures à 13 heures et de 15 heures à 19 heures.

Réservations par courrier:
Festival des Jeux du théâtre
Hôtel Plamon
Rue des Consuls
24200 SARLAT

Par téléphone, dès l'ouverture des locations:
05 53 31 10 83

(à suivre...)

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28 août 2016 7 28 /08 /août /2016 10:17

Le mercredi 27 juillet, exceptionnellement en dehors du traditionnel doublet de la Journée des auteurs, il y avait, au menu festivalier, deux spectacles. En plus de celui du soir – Mon oncle le Jaguar, d’après une nouvelle de l’écrivain brésilien João Guimarães Rosa – un autre se donnait en fin d’après-midi, qu’un léger excédent de trésorerie avait permis d’inviter et destiné au jeune, voire très jeune public: L’Île sans nom, une pièce de «théâtre poétique sur un fil» conçue et mise en scène par la danseuse sur fil Johanna Gallard.

Il y a beau temps que je n’appartiens plus aux classes d’âge concernées par ce que labellise la mention «jeune public» et, par ailleurs, je me sais dépourvue de cette inclination particulière de l’âme qui rend un adulte capable d’entrer de plain-pied dans ces univers que lui-même dit, et de toute la hauteur de sa «maturité», «enfantins» ‒ mais j’avais tout de même décidé d’aller voir L’Île sans nom, curieuse de tester ma capacité à recevoir un récit transmis par le seul langage non verbal. Je me disais en outre que ce dernier y serait comme mis à nu, rendu à sa pleine signifiance dramaturgique, et que mon œil, non «voilé» par l’écran intangible d’un texte qui monopolise l’attention à son seul profit – une «captation» dont un spectateur n’a pas forcément conscience, sauf quand le dire se retire et laisse place aux silences… ou que le dire ne raconte pas la même chose que le corps et fait hiatus… –, en saisirait mieux l’importance.

En voyant arriver sur scène le premier personnage avançant difficultueusement, tout enfoui sous de gros oreillers blancs au point d’en avoir une paire pour «chaussons» dont il va se débarrasser un à un pour trouver peu à peu une démarche assurée et grimper enfin sur le fil, je me suis tout de suite murmuré in petto «c’est un dormeur qui s’éveille dans son propre rêve». Ainsi me suis-je rendu compte qu’en l’absence de paroles qui donneraient le la de l’histoire à suivre je sécrétais moi-même du discours, je reconstituais inconsciemment, par une sorte d’opération-réflexe, la «textualité» manquante à partir de ce que me montraient les gestes, les mimiques des comédiens – et de ce que me faisait entendre une bande-son très présente. Mais assez rapidement, des aspérités ont surgi. Je sentais des ruptures, par moments je me trouvais incapable de mettre des phrases qui fissent lien entre les éléments que je percevais – et l’accompagnement sonore a je crois été pour beaucoup dans ce trouble: très agréable en lui-même, mêlant très harmonieusement mélodies instrumentales et passages bruités, percussifs, il m’a en revanche beaucoup perturbée par son rapport, plus que lâche, avec les gestes et les mimiques. Ses rythmes n’étaient presque jamais ceux du jeu des comédiens, un jeu qui de plus paraissait déconnecté de ce qu’allumaient dans l’imagination les sons et les mélodies, parfois la musique s’arrêtait tandis que les comédiens continuaient d’évoluer… bref: elle semblait vivre sa propre vie, sauf en de trop rares occasions où la rencontre heureuse se produisait, par exemple quand l’un des personnages éprouve le fil en lui donnant avec ses doigts repliés de petits coups, dont on entend le bruit amplifié en parfaite synchronisation… J’appris le lendemain que cette bande-son était une composition originale, dont les mélodies étaient jouées sur des instruments anciens, et dont les passages bruités avaient été réalisés à partir de bruits issus du fil. J’appris aussi qu’il y avait, à chaque représentation, de subtiles variations dans le spectacle qui exigeaient alors des adaptations très précises de la bande-son et que, à cet égard, il y avait eu aux Enfeus quelques cafouillages techniques qui avaient perturbé la synchronisation. Ma «gêne sonore» avait trouvé son explication – mais expliquait-elle à elle seule pourquoi j’avais été incapable de saisir une quelconque continuité narrative? Malgré tout, je garde le souvenir d’une succession de séquences en effet très poétiques, interprétées par des comédiens aux gestes gracieux, aux mimiques très expressives et jouant avec délicatesse de quantité d’accessoires qui contribuent beaucoup à cette poésie – par exemple de fines baguettes de bambou, ou des grappes de ballons multicolores… Cela a suffit à faire mouche : le public enchanté a longuement applaudi, et les enfants se sont pressés sur la scène à la fin de la représentation pour faire leur «baptême de fil» ‒ une traversée d’un bout à l’autre du fil que propose systématiquement au public (sans distinction d’âge) Johanna Gallard afin que l’on puisse avoir une petite idée de ces sensations si particulières que procure l’évolution sur fil.

À vrai dire un peu échaudée par ma déception insulaire, je redoutais assez d’être à nouveau déçue en arrivant à Sainte-Claire, d’autant que je n’avais pas eu le temps de découvrir le texte au préalable ni même de m’informer sur l’auteur au-delà de ce qui en avait été dit à Plamon. Mais dès le début un charme a opéré – rétrospectivement je sais que c’est la perception immédiate d’une cohérence d’ensemble qui m’a permis d’entrer dans le spectacle et de n’en plus décrocher. La bande son qui commence d’instaurer l’ambiance, l’arrivée furtive du personnage sur la scène, enveloppé d’une couverture dont il se dépouille, découvrant alors un corps nu qu’il habille à la hâte comme pour le faire enter en humanité, puis les premiers mots, la vivacité et la justesse des intonations… Rien qui fasse écharde. Pourtant, une certaine inquiétude s’est dessinée à force d’entendre des mots inconnus, des tournures à l’évidence empruntées au langage oral: je me suis dit qu’une fois privés de la chair que leur donne une voix de comédien bien posée ces mots, ces phrases rendues au silence de la page et au tracé policé des caractères imprimés devaient être illisibles. Mais j’ai remisé cette inquiétude à l’arrière-plan de mes pensées pour n’être plus que spectatrice. Et l’environnement sonore m’y a beaucoup aidée, relayant à merveille le jeu captivant du comédien. C’est un environnement sonore époustouflant, qui véritablement génère tout autour de l’interprète la luxuriance moite d’une jungle tropicale, fait pousser par la seule grâce évocatrice des sons toute une végétation en exubérance, gonflée de bruissements indistincts et dans la touffeur de laquelle on sent frémir des sortilèges. À la fois mélodique et bruitée, ponctuée par de surprenants feulements confinant à des murmures consonantiques mais tenant tout autant au chuintement de la terre humide que l’on foule, la composition sonore enflamme l’imaginaire, le met à l’unisson du langage déroutant que profère le personnage – mais un langage parfaitement intelligible dont le comédien laisse entendre avec une sidérante clarté les étrangetés, faisant d’elles le facteur même de son intelligibilité. Sa voix grenue, ses intonations, ses gestes et attitudes, ses mimiques que l’on sent aller toujours au rythme des mots et des sons et tout cela accompagné par de magnifiques jeux de lumières: une continuité de sens est créée qui, au-delà des phrases aux ossatures inhabituelles et des mots inouïs, donne accès à un récit. Un récit que l’interprétation magistrale de Thierry Lefever, en harmonie parfaite avec la mise en scène, fait émerger du texte.

Ces deux pièces, à mes yeux d’adulte et quoi que j’aie pensé de chacune d’elles en particulier, formaient un parfait diptyque, à la fois par ce qui les «similarise» – elles sont montées par deux compagnies locales, «les régionaux de l’étape», comme le souligna avec son humour coutumier Jean-Paul Tribout; les comédiens sont accompagnés dans l’une et l’autre par une composition sonore originale; d’elles deux émane une très grande beauté visuelle, touchante pour la première, bien plus étrange et trouble pour la seconde mais, peut-être par là même, d’autant plus magnétique – tout autant que par ce qui les oppose – l’une repose exclusivement sur le langage non verbal, l’autre donne à entendre un texte qui est, en outre, d’une extrême littérarité, caractérisé par un extraordinaire travail sur la plasticité sonore et sémantique de mots dont la presque totalité sont des réinventions mêlant emprunts étrangers, onomatopées, mots-valises… et faisant appel à toutes les ressources de fabrication lexicale auxquelles peut recourir une langue; la première s’est jouée en lumière naturelle, la seconde prend son plein sens grâce à de savants effets d’éclairage qui, en plus de sculpter les volumes et les reliefs par les jeux d’ombres et de clartés, dessinent de fascinants motifs… Le dernier point dont je puis dire qu’il oppose et lie simultanément ces deux spectacles est l‘impression qu’ils m’ont causée: tous deux m’ont visuellement happée, et captivée par leur accompagnement sonore, mais du premier je n’ai, à aucun moment, su véritablement saisir la logique narrative tandis que le récit déroulé par le second, une fois passées les premières minutes de désarroi que provoque une langue tout de suite inhabituelle, m’est apparu beaucoup plus accessible bien qu’à débusquer dans la luxuriance d’un texte difficile.

Oui, indéniablement: un beau diptyque que ces deux pièces qui chacune à sa façon, interroge le rapport au(x) langage(s) et, par là, éclaire les mécanismes d’entrée, puis d’adhésion au spectacle vivant,, et une riche expérience que de les avoir vues à la suite l’une de l’autre…

À 18 heures, au jardin des Enfeus: L’ÎLE SANS NOM Conception et mise en scène: Johanna Gallard Avec: Johanna Gallard et Laurent Cussinet. Bienveillance artistique: Michel Gibé Création sonore et musicale: Jean-Michel Deliers Régie: Laurent Morel Construction: Cyril Monteil et Serge Calvier Costumes: Céline Altazin et Mathis Jaquet Durée: 50 mn

À 21 heures, à l’abbaye Sainte-Claire: MON ONCLE LE JAGUAR D’après la nouvelle éponyme de João Guimarães Rosa (traduction de Jean Thiriot). Conception, adaptation, mise en scène et interprétation: Thierry Lefever Assistante à la mise en scène et à la direction d’acteur: Diane Meunier Création lumières: Thierry Lefever, avec l’aide de Thierry Mazelle et les conseils de Jean-Paul Ouvrard Univers sonore: André Harlé, dit «Taj» Durée: 1 heure

* La traduction de Jean Thiriot est parue aux éditions 10/18, Une nouvelle traduction, signée Mathieu Dosse, figure dans un recueil paru en février 2016 aux éditions Chandeigne, intitulé Mon oncle le jaguar et autres histoires. Le traducteur a rédigé une postface brève mais passionnante qui à elle seule vaut qu'on opte pour ce volume. C’est dans cette édition-là que j’ai pu découvrir le texte de Mon oncle le jaguar grâce à D., une fidèle parmi les fidèles qui m’avait gentiment proposé de me prêter le livre le lendemain de la représentation. Contrairement à ce que j’avais d’abord pensé pendant le spectacle, le texte écrit, lissé par les conventions typographiques, reste non seulement d’une extrême lisibilité mais il est véritablement jubilatoire, d’autant plus qu’on voit briller l’inventivité verbale, fût-ce à travers la traduction, en même temps qu’on comprend intuitivement comment celle-ci fonctionne et cela ajoute, je crois, du sens au sens.

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Îlettes plamonaises

Toujours à Plamon l’on est abreuvé de paroles précieuses et, à cet égard, 2016 n’a pas échappé à la règle. Mais il n’y en aura jamais, ici, d’infimes parcelles, subjectivement retenues et transcrites… Ce 28 julllet, Thierry Lefever a bien sûr donné des clés quant au texte de João Guimarães Rosa, à la manière dont il l’a abordé et dont il a travaillé à son adaptation scénique, mais il a aussi tenu à délivrer un message militant qui mérite bien d’avoir son écho, après avoir chaleureusement remercié les organisateurs du festival et les techniciens. Thierry Lefever: «Peut-être savez-vous que, depuis 2005, ce sont à peu près 2 500 événements et festivals qui ont été écourtés ou annulés faute de crédits, faute de soutien par les politiques – il faut bien appeler un chat un chat, ou un jaguar un jaguar… et Sarlat résiste. En résistant, ce festival nous offre la possibilité de jouer. Et pour nous autres comédiens, et intermittents du spectacle, dans les difficultés où nous sommes actuellement, c’est une nécessité de jouer. C’est un plaisir certes mais c’est aussi faire notre métier et j’insiste là-dessus: jouer est un acte de résistance. Et De plus en plus, chaque fois que je joue maintenant et dans les conditions que l’on connaît, c’est un spectacle de résistance.»

Et le jaguar? Ce texte difficile, d’autant plus difficile qu’il a été traduit, qui est un pur objet littéraire destiné à être lu et qu’on ne peut lire superficiellement, dans lequel il faut entrer puis s’immerger et auquel il faut penser intensément… Thierry Lefever: «Un texte difficile? Oui, sans doute, comme le sont, dans un genre différent, les textes de Kerouac, que j’ai interprétés pendant cinq ans… Je sais que ça demande des efforts au spectateur, et qu’il me faudra à peu près une dizaine de minutes pour le faire entrer dans le texte. Simplement parce que c’est un texte littéraire, et ça ne fonctionne pas comme un texte théâtral. Mettre en scène des textes littéraires est un pari difficile, d’autant plus quand le texte est en soi difficile! Je travaille d’abord sur de s textes qui me plaisent et dont je me dis que ça vaut le coup de les partager avec le plus de gens possible. Ensuite seulement, je me pose la question des moyens : quels artifices propres au théâtre vont me permettre de faire passer ce texte que j’ai choisi? Avec cette idée directrice que le théâtre, c’est d’abord ça: un texte, et un acteur, corps et voix… Avec Diane Meunier [l’assistante à la mise en scène], nous avions d’abord pensé créer un décor très réaliste, en reconstituant une sorte de cabane, avec de la paille, des branchages… puis finalement nous avons décidé de partir du texte et de l’acteur, de sa voix et, de là, nous avons travaillé la mise en scène pour que ces composantes ressortent le mieux possible. «Comme je ne connais pas la langue portugaise, je n’ai pas lu le texte original mais je l’ai tout de même parcouru et, en reconnaissant ici ou là quelques mots, proches du français ou identifiables par déduction, j’ai eu le sentiment que le traducteur [Jean Thiriot] était parvenu à restituer en français toutes les particularités de ce langage inventé, de ce sabir, sa dimension poétique avec ce que cela implique de travail sur les sons, les rythmes… Le texte, en lecture seule, dure une heure et demie; comme je ne voulais pas que le spectacle excède une heure, j’ai dû couper et, ce faisant, j’ai fait l’impasse sur quelques éléments, notamment le passé du personnage, ses parents… et en effet, ça supprime des clés mais justement, cela va dans le sens de ce que je souhaitais: laisser à ce narrateur sa part d’ombre, le rendre encore plus bizarre.»

Peu ou pas de décor matériel – mais un environnement envoûtant, tissé par l’admirable conjonction du son et des lumières, élaborés avec beaucoup de soin… Thierry Lefever: «Pour l’accompagnement sonore, en fait, je ne voulais pas d’une banale bande son qui paraphrase le texte ou qui ait un côté folklorique; je voulais une véritable deuxième voix, à la fois narrative et musicale. J’ai fait appel au compositeur Taj; je lui ai parlé du spectacle, je lui ai lu le texte en lui expliquant ce que j’attendais et, comme je n’ai pas beaucoup d’argent, nous n’avons pas pu répéter ensemble… Il a commencé par composer un bout d’essai d’un quart d’heure, histoire de voir si nous nous étions bien compris, si nous étions sur la même longueur d’ondes. Ce qu’il m’a proposé me convenait parfaitement, alors je lui ai demandé de m’écrire une partition d’une heure qui soit dans le prolongement de ce bout d’essai. Il m’a envoyé un premier C.D., puis j’ai répété avec ‒ difficilement au début car j’avais déjà travaillé le texte sans la musique. En l’écoutant, des choses me sont venues, j’ai gommé certains effets j’en ai ajouté d’autres… j’ai modulé mon interprétation en fonction de cette partition mais nous n’avons jamais répété ensemble, Taj et moi: nous avons procédé à distance, par concertations et ajustements successifs… Il n’empêche que le résultat est formidable: il a vraiment réussi à composer cette deuxième voix que j’espérais, qui est à l’unisson de la mienne et m’accompagne à la perfection tout au long du spectacle. Je trouve que sa composition renforce la dimension troublante du texte, et l’étrangeté de l’animal avec ces bruits qui évoquent le jaguar sans être de vrais cris… «Pour l’éclairage, ce qui m’intéressait était, paradoxalement, de mettre en lumière des ombres – et pour un régisseur, pour un technicien lumière, cette approche est rien moins qu’un défi! Je voulais que ce soit un spectacle peu éclairé, où je puisse être parfois complètement dans l’ombre, là aussi pour renforcer ce côté bizarre, trouble. Lorsque je joue en salle fermée, j’ai une grille au-dessus de la tête, et une douche qui crée de petits points de lumière en plus des feuillages recréés par projection. Hier soir, je ne pouvais évidemment pas avoir ce dispositif mais malgré tout, les techniciens ont réussi à ménager ces points de lumière; je redoutais aussi d’avoir à commencer à jouer quand la lumière naturelle est encore très présente et puis finalement, ça correspondait assez bien à mon intention d’amener progressivement le spectateur au plus profond de cette jungle, dans cette lumière très particulière qui sourd dans cette touffeur obscure. J’ai d’ailleurs ralenti un peu le spectacle, qui a duré environ cinq minutes de plus, parce que j’aimais bien cette sensation d’amener petit à petit le spectateur sur ce cheminement – un peu comme je dis au voyageur, au début: Entrez, entrez, laissez votre cheval dehors… C’était la première fois que je jouais en plein air, hier soir et, comme j’ai senti que ça prenait bien, malgré la difficulté du texte, je vais réfléchir à des modifications, voir comment je peux accentuer ce côté progressif dans la façon de conduire le spectateur.»

En effet, ce soir-là il y a eu une belle synchronisation entre le rythme du spectacle et celui de l’arrivée de la nuit, qui s’est approchée «juste comme il faut» pour que le dispositif d’éclairage puisse faire surgir à point nommé le jaguar, longue silhouette félinement sinueuse comme descendant à pas feutrés une pente touffue qui aurait miraculeusement recouvert la façade enfenestrée de la bâtisse donnant à la scène son arrière-plan… corps puissant et élégant, apparaissant là en conclusion – l’animal a donc pris le dessus, ou le rêve, ou encore la vision hallucinatoire? À chacun d’en décider…

Thierry Lefever sur scène, entre ombres et lumière, entre humain et animal. Le jaguar tout près.

Thierry Lefever sur scène, entre ombres et lumière, entre humain et animal. Le jaguar tout près.

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3 août 2016 3 03 /08 /août /2016 13:24

Ça s’est passé en avril. Au début du printemps. Après six années de guerre. Après six années d’enfer sur Terre – quand un inconnu est arrivé. (L’Homme dans le plafond, La Femme, première partie, 1).

En avril, donc, dans une petite ville d'Allemagne, une femme partie cueillir des baies dans la forêt recueille un Juif en fuite qu'elle va cacher dans le grenier de la maison où elle vit avec son mari. Cela représente bien évidemment un risque pour le couple... et des problèmes de ravitaillement. En compensation de leur geste, Anna et Hermann Moller vont donc demander à leur «hôte», Daniel Blickman, un loyer, non seulement en espèces sonnantes mais, aussi, sous la forme de menus services, essentiellement la réparation d'objets divers – Herr Blickman est joailler-horloger – que les Moller vont ensuite vendre, ou échanger contre de la nourriture. Mû à la fois par la reconnaissance pour ses «protecteurs» et par le soulagement de se trouver ainsi à l'abri des traques nazies, Herr Blickman remplit bien volontiers sa part du contrat tacite qui le lie aux Moller, lesquels gagnent tant à cette situation qu'ils décident de dissimuler au Juif la victoire des Alliés et d'entretenir chez lui la terreur des nazis afin qu'il continue de régler son loyer – et qu'eux puissent poursuivre le fructueux trafic...

À partir d’un fait divers réel, l’auteur américain Timothy Daly – également comédien et producteur de cinéma – a tiré une pièce grinçante, dont l’humour se veine d’un certain cynisme qui n’édulcore rien des situations terribles évoquées mais les met à distance, tout comme l’écriture dramatique, où l’époque et le lieu ne sont dévoilés qu’à la faveur des répliques (printemps 1945, à Elmshorn…), où les personnages sont d’abord réduits à des archétypes – Le Mari, La Femme, Le Juif, La Voisine – pour n’être que peu à peu dépouillés de cette peau et acquérir une épaisseur individuelle au fur et à mesure des échanges, au fil desquels surgissent les noms, les prénoms, des bribes biographiques – Anna était professeur, Daniel Blickman horloger-joailler à Hambourg… Participent aussi à cette mise à distance le découpage du texte, en deux parties et quarante-trois saynètes plutôt courtes (dont la quarante-troisième est proposée en deux version) portant chacune un titre descriptif de son contenu, et l’omniprésence d’un Narrateur qui intervient sans cesse, énonçant un discours-phylactère en marge des dialogues ou prenant part à ceux-ci en conversant avec les protagonistes.

En arrivant aux Enfeus, on découvre une étonnante structure bancale à deux planchers, maintenus par quatre piliers dont un évoque une équerre brisée occupant, légèrement en retrait, un côté du plateau; en arrière-plan, un pan de tulle sombre… Des éléments dont on sent d’emblée qu’ils seront au service d’une mise en scène complexe, et en effet: tout au long de la représentation, on verra projetés sur le tulle, tels des cartons dans un film muet, les titres des saynètes et parfois des portions de texte se détachant sur fond d’images en noir et blanc – écran à double usage derrière lequel seront jouées certaines scènes, pas tout à fait hors champ mais presque comme on traiterait à l’estompe un dessin pour en flouter les traits trop accusés sans aller jusqu’à l’effacement, et où se tiennent de temps à autre, pour des durées variables, des personnages ainsi extériorisés mais maintenus malgré tout «en présence», sans être pris dans le jeu des entrées et des sorties. Une autre «présence-absence» s’instaure sur le plateau même quand, en de nombreuses occasions, l’un ou l’autre des personnages se fige puis se tient immobile et muet pendant que les autres prennent en charge le déroulement du récit. Autant d’options scénographiques qui me semblent refléter la duplicité, la propension au mensonge, dont témoignent à des niveaux divers les personnages – à l’exception du Juif, lequel est dans l’absolue sincérité mais qui n’en a pas moins un statut ambivalent: certes abusé dans sa confiance il est, en même temps, sauvé par la tromperie dont il est victime…

Le texte de Timothy Daly fait ressortir avec acuité, justement par les notes cyniques dont sont émaillées les répliques, la grande complexité des attitudes des personnages et celle, non moins retorse, qui caractérise les rapports qu’ils entretiennent. Avec beaucoup d’intelligence, Isabelle Starkier a présentifié ces multiples ambivalences intérieures et relationnelles par un dispositif scénique lui-même complexe qui, de surcroît, appuie une dispersion des niveaux narratifs fort heureusement atténuée par les déambulations du Narrateur, devenu ici accordéoniste – en arpentant la scène tandis qu’il joue de son piano à bretelles, il tisse un lien spatial en même temps que ses paroles font lien entre répliques et récit. Un dispositif scénique dont le «clou» me paraît être cette fascinante structure à deux planchers, toute de travers, sur le point de s'effondrer comme le monde environnant d'alors – comme, aussi, les mensonges des Moller... –, à l'image des maisons détruites, des pays dévastés par la guerre, à l'image de tous les chaos, ceux du monde, ceux des âmes.

Au fur et à mesure que tombait la nuit les jeux de lumière s’accusaient et avec eux de formidables présences extra-narratives, suscitées par les ombres portées un peu partout sur les murs et vectrices d’une autre histoire, quasi fantomatique et à l’entour de ce qui se jouait sur la scène, complexifiant encore ce qui déjà foisonnait de richesses. Des richesses hautement perceptibles grâce à une interprétation magistrale déployée par une mise en scène qui ne l’est pas moins, le tout rehaussé par une scénographie et des décors remarquables. Timothy Daly et son Homme dans le plafond ont été admirablement servis.

De sa mise en scène, Isabelle Starkier, qui a déjà monté deux pièces de Timothy Daly ‒ Le Bal de Kafka et Richard III (ou presque) – dira, lors des Rencontres de Plamon, qu’elle a été très inspirée par Brecht et l’expressionnisme allemand. Sans doute ai-je intuitivement senti cette référence sans rien savoir de ces choix car, dès les premières projections de texte sur le tulle, j’ai été renvoyée à cette mémorable représentation de Mère Courage et ses enfants, en juillet 2008 sur la place de la Liberté – une superbe mise en scène d’Anne-Marie Lazarini qui avait vêtu de blanc tous les comédiens, et confié à mère Courage une charrette pareillement blanche*. Au moment des saluts, j’avais alors, en un mouvement réflexe, levé les yeux au ciel et vu briller juste au-dessus de la scène le Grand Chariot – j’avais aussitôt pensé que cette constellation devait être l’âme envolée de la charrette toute désarticulée de mère Courage. Quand s’est achevée la représentation de L’Homme dans le plafond, le ciel était aussi sans nuage et le Grand Chariot tout brillant au-dessus de la scène; tandis que j’applaudissais l’image de la charrette blanche défaite s’est mise à flotter dans mon souvenir, tel un spectre et les deux spectacles se sont alors furtivement superposés… prenant chacun, à cela, une part de sens unique… * Sur le site du théâtre Les Athévains, une logue et belle page, à lire au bout de ce lien, est consacrée à ce spectacle.

L’HOMME DANS LE PLAFOND de Timothy Daly (traduction de Michel Lederer). Mise en scène : Isabelle Starkier Avec : Christine Beauvallet, Francisco Cabello, Jacques Hadjaje, Vincent Jaspard, Isabelle Starkier Décor : Jean-Pierre Benzekri Costumes : Anne Bothuon Création lumières : Bertrand Llorca Durée : 1h30 Représentation donnée le mardi 26 juillet, au Jardin des Enfeus. Spectacle créé en 2011 à L'Avant-Seine Théâtre de Colombes.

NB - Le texte de la pièce a été publié dans le n° 1387 de L’Avant-Scène théâtre (1er août 2015). On découvrira dans ce numéro, outre un «dossier spécial 50 ans du festival Off d’Avignon» pour ce qui concerne l’actualité d’alors, de précieux compléments à ce texte: une présentation de l’auteur, des comédiens et de la metteur en scène; une partie «Commentaires» comprenant une note d’Isabelle Starkier – «Histoire vraie et mauvais rêve» – et un texte de Marc Dugowson – «Les enfants cachés ou la nuit des chasseurs» – le tout illustré de photos du spectacle, et d'images d’archives pour ce qui est du texte de Marc Dugowson. Très attachée à cette pièce et à ce dont elle est porteuse, Isabelle Starkier est venue à Plamon avec un petit stock d’exemplaires de cet Avant-scène théâtre proposés à la vente, grâce à quoi on pouvait commodément apprécier le texte et les documents qui l'accompagnent dans l’immédiat prolongement de la représentation – et des rencontres plamonaises. Une initiative des plus heureuses!

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  • : Ce blog au nom bizarre consonant un rien "fantasy" est né en janvier 2009; et bien que la rubrique "archives" n'en laisse voir qu'une petite partie émergée l'iceberg nykthéen est bien enraciné dans les premiers jours de l'an (fut-il "de grâce" ou non, ça...) 2009. C'est un petit coin de Toile taillé pour quelques aventures d'écriture essentiellement vouées à la chronique littéraire mais dérivant parfois - vers où? Ma foi je l'ignore. Le temps le dira...
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  • Entre littérature et arts visuels, à la poursuite des ombres, je cherche. Parfois je trouve. Souvent c'est à un mur que se résume le monde... Yza est un pseudonyme, choisi pour m'affranchir d'un prénom jugé trop banal mais sans m'en écarter complètement parce qu'au fond je ne me conçois pas sans lui

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