Les Apéritifs de Plamon, outre qu’ils permettent au public de dialoguer avec les artistes, sont toujours
l’occasion d’accroître ses connaissances dans un domaine ou un autre : il n’est pas une de ces rencontres matinales où je n’aie glané quelque information, insolite ou précieuse, qui m’ait
enrichie au-delà de ce que j’étais venue apprendre sur telle ou telle pièce vue. Les échanges en effet s’étendent souvent loin à l’entour des textes, de leurs auteurs, des gens de théâtre qui s’y
sont intéressés… et représentent une manne qu’il serait dommage de perdre. De plus, ces rencontres du matin ont un formidable pouvoir d’incitation – chaque année elles me poussent vers un ou deux
spectacles auxquels je n’avais pas pensé assister. Je vais donc tâcher, autant que je le puis, de restituer un peu de leur riche matière au gré de souvenirs scrupuleusement fixés puis
"quintessenciés", comme dirait Hubert Nyssen des écrits qu’il publie annuellement et qui reprennent le contenu de ses Carnets, remplis au jour le jour sur la Toile. Il me semble que le
nom d’Esquisses conviendrait bien – ce nom me vient en souvenir des Esquisses viennoises de Peter Altenberg qu’avait
interprétées Claude Aufaure voici trois ans à l’Abbaye Sainte-Claire.
Jean-Paul Tribout, expliquant pourquoi il a eu envie de monter Donogoo - lire ici la chronique de la pièce
La réponse est un peu la même pour tous les spectacles : il ya toujours une multitude de raisons ; parmi celles-ci, je citerai mon goût personnel pour l’exhumation de pièces oubliées ou de textes
un peu secondaires et méconnus quand il s’agit d’auteurs connus – par exemple, s’agissant de Sartre, j’ai monté Nekrassov et pas Huis clos, et pour Jules Romains, j’ai préféré Donogoo à Knock. Cela dit, je ne
suis pas archéologue et ce n’est pas seulement le côté "oublié" ou "méconnu" qui me guide. Je regarde aussi, en choisissant un texte, la possibilité de fabriquer du théâtre avec. Et après
avoir hésité cet hiver entre plusieurs pièces, c’est Donogoo qui l’a emporté pour son aspect "machine à jouer" et son potentiel à rassembler une troupe d’acteurs qui vont s’amuser
autour.
En ce qui concerne le degré d’adaptation par rapport au texte de Jules Romains :
Il n’y a pas un mot que vous avez entendu qui ne soit pas de
l’auteur. En revanche je me suis permis quelques coupes, avec l’accord de l’ayant-droit de Jules Romains. Il y a tout de même un passage où je suis intervenu : la scène très rapide qui montre
plusieurs candidats au départ en différents endroits du globe – San Francisco, Hambourg… – est entièrement écrite en français, et moi j’ai traduit deux échanges, l’un en anglais, l’autre en
allemand. Mais lorsque l’on se retrouve à l’agence Meyerkohn, les personnages dialoguent vraiment en allemand dans le texte, "avec un fort accent sud-américain" souligne Jules Romains… Je tiens à
préciser aussi que la femme voilée qui fait un passage au début, devant la Mosquée de Paris, figure bien dans le texte original.
Il y a entre Donogoo et Nekrassov comme un air de famille, dans la mise en scène mais aussi dans le ton, le type d’humour déployé…
Pierre Trapet :
Bien sûr… c’est le même metteur en scène, et un metteur en scène est comme tout autre artiste, il a son style.
Jean-Paul Tribout :
En effet, il y a forcément des proximités, des similitudes thématiques dans les pièces que je choisis de monter – par exemple les jeux d’apparition/disparition… Et comme j’aime bien Guignol, la
comédie américaine aussi, mes mises en scène en sont imprégnées. Et puis je m’ennuie tellement au théâtre que lorsque je monte une pièce j’essaie toujours que ça aille vite (rires)
!
Amélie Tribout, décoratrice, qui devait trouver une solution pour faire exister sur la scène pas moins de 23 lieux différents… :
Au lieu de dessiner
des décors en grand que l’on change selon les besoins dans un grand espace, on les miniaturise, puis on les inclut dans un système de boîtes et l’on reprend à l’extérieur de la boîte, dans les
accessoires, un petit élément de cette miniature – par exemple le cactus, le toit des petites maisons… On avait travaillé de façon un peu similaire sur Nekrassov, mais ici, au lieu que
ce soient des espaces modulables, ce sont des boîtes dont on ouvre ou ferme les volets selon les besoins ; moi j’appelle ça des miniatures.
Michel Mourlet :
C’est un décor pochette-surprise.
Jean-Paul Tribout :
Le décor est une sorte de mensonge artistique…
Le petit film projeté pendant le spectacle ?
C’est un court métrage que l’on a fabriqué tout exprès pour la circonstance, qui a été tourné en
une journée en Picardie – ce n’est pas tout à fait les plateaux de Châtillon dont il est question dans le texte, mais bon… – puis qui a été vieilli artificiellement. On a écrit un petit scénario
avec une première partie un peu didactique correspondant à l’exposé de Le Trouhadec, puis une seconde plus vivante correspondant au récit de Lesueur.
À propos de la musique…
Jean-Paul Tribout:
Elle a été composée par Jean-Jacques Milteau, jazzman et harmoniciste de renom que certains disent même d’envergure mondiale. C’est un ami ; il nous a permis de piocher
dans son œuvre enregistrée pour composer la bande son, mais il a aussi écrit des morceaux originaux en direct exprès pour le spectacle. Et comme Jean-Jacques a des talents multiples, on peut
aussi lui demander de faire les bruitages, une sirène de bateau, par exemple… La musique de Jean-Jacques Milteau est très importante parce quelle donne le rythme à la pièce et nous donne le
rythme à nous autres comédiens.
Se concentrant sur les deux thèmes
de la vérité scientifique et de l’univers financier, Michel Mourlet* se livra à un passionnant exposé dont il aurait été dommage de ne rien restituer :
Il faut distinguer entre la vérité scientifique et la théorie scientifique. Ce sont les théories qui sont constamment remises en question, non les faits établis qui constituent, eux, la
structure même de la science. Les théories sont humaines, donc faillibles et ce dont parle Jules Romains, ici comme dans Knock, c’est de l’erreur scientifique. Concernant la pièce, je
crois qu’il faut l’envisager sous l’angle particulier de cet univers qu’elle décrit, l’univers financier. Il me semble que la description qui en est donnée est valable pour tout système
financier, qu’il s’agisse ou non d’une escroquerie. Un système financier repose, en amont comme en aval, sur la confiance et sur un projet – en amont il y a un projet à créer, en aval il faut le
faire fructifier, et pour que cela marche il faut qu’il y ait foi, confiance en ce projet. Lorsque quelque chose grippe, tout s’effondre ; que ce soit honnête ou malhonnête, ça s’effondre de
toute façon parce que la confiance n’opère plus. Jules Romains est sans doute parti pour sa pièce de la fameuse affaire de Panama – et d’autres affaires antérieures dont il a pu avoir
connaissance. Ce principe de la confiance, à l’œuvre dans la finance, peut à mon avis être étendu à la science – dans Knock comme dans Donogoo, l’erreur scientifique est portée
par la crédulité des gens, ce qui apparaît comme un des mécanismes mêmes de la société.
Et si l’on regarde l’ensemble de l’œuvre de Jules Romains – pas seulement ses pièces de théâtre – on constate qu’elle traite de ces grands mécanismes, à quoi il faut ajouter ses théories
unanimistes. Jules Romains pensait que l’on pouvait dégager de grandes forces qui modulent les sociétés humaines – une conception qui était dans l’air de l’époque ; on en retrouve quelque chose
par exemple chez le Belge Verhaeren. Et l’unanimisme consiste en l’étude de ces phénomènes. Pensant démontrer ce qu’est l’unanimisme, Jules Romains a écrit cette fresque romanesque de 27 volumes
que plus personne ne lit, Les Hommes de bonne volonté – il faut dire que c’est assez ardu… Or cet ensemble repose sur une contradiction un peu gênante : pour montrer ce que sont ces
grandes forces collectives, il a quand même mis en scène plus de six cents personnages, qui sont autant d’individualités… En définitive, je crois qu’on peut ramener la pensée de Jules Romains à
une réflexion sur les pouvoirs qu’a l’imaginaire sur les mécanismes sociaux.
Au fil des interventions, ont aussi été dégagés quelques thèmes majeurs de la pièce – par exemple
l’exploitation des crédulités, et la montée au pouvoir d’un homme, motif qui traverse l’œuvre de Jules Romains. En ce qui regarde Donogoo, c’est un thème très lié à l’époque d’écriture de la
pièce ; on est en 1930, la référence à Hitler est claire : Lamendin est un ancien élève des Beaux-Arts, un architecte et un peintre raté. Un autre thème propre à l’époque est fugitivement
convoqué, celui du savant fou, incarné par Ruffisque. Seront aussi soulignées différentes références qui colorent la mise en scène, notamment le western à travers les costumes et la musique
("L’harmonica est l’instrument des migrants, qui les suit d’est en ouest", dira Jean-Paul Tribout) et la bande dessinée.
Au fait… Qu’est-ce donc que ce nom Donogoo ?
Jean-Paul Tribout : C’est "l’endroit où l’on ne va pas" qui, en anglais, donne do not go.
S’entend aussi un jeu sonore sur les gogos qui seront victimes du mirage.
* Michel Mourlet - romancier, essayiste, auteur dramatique, versé aussi bien dans la défense de la langue française que dans le Septième art, directeur éditorial, collaborateur à diverses revues et journaux... - suit le Festival de Sarlat depuis plusieurs années. Il apporte aux Rencontres de Plamon son érudition, son aisance oratoire... et ses points de vue qui jamais ne font la moindre concession au "politiquement correct". Il tient sur la Toile un Carnet de route.