Après avoir été fermée durant l'automne pour que soient effectués de grands travaux de rénovation, la Maison de la poésie de Paris* vient de reprendre le cours de sa programmation. Elle accueille désormais artistes et public dans un environnement aux couleurs franches et joyeuses (Claude Guerre, directeur de la Maison) et marque sa réouverture par l'instauration d'un nouveau rendez-vous qui mettra à l'honneur, à chaque saison, quelques-uns des plus importants représentants de la poésie francophone contemporaine. Tel est le projets des Géants: célébrer, à travers une série d'événements variés – conférences, lectures, tables rondes, spectacles... – ces grandes figures qui ont laissé et continuent de laisser leur empreinte profonde dans le monde, bien loin au-delà du seul macrocosme poétique ou littéraire.
La première édition des Géants propose quatre "journées" et deux "soirées", étalées entre le 7 et le 16 janvier, dont un partie sera enregistrée par France Culture pour une diffusion, le mois prochain, dans l'émission de Blandine Masson, "Fictions, perspectives contemporaines". Le samedi 8 janvier fut une journée "spéciale Bernard Noël" qui écarta un temps le poète de la Maison de la poésie pour un bref détour par le centre Wallonie-Bruxelles**: il y était invité en même temps que le peintre Paul Trajman, à qui il a consacré un livre – Paul Trajman ou la main qui pense – et dont quelques œuvres sont exposées à la librairie du centre jusqu'au 5 février.
Lorsqu'à l'orée de janvier je reçus de la par du CWB une invitation pour cette soirée qui devait inaugurer l'exposition Paul Trajman et au cours de laquelle il était prévu
que l'on entendrait le poète lire des extraits de son texte après avoir assisté à la projection d'un documentaire consacré à la rencontre des deux artistes, je n'ai pas hésité longtemps à
réserver une place. Justement parce que je ne connaissais ni Bernard Noël, ni Paul Trajman je me disais qu'une telle soirée serait une belle opportunité de les découvrir. De plus, mon inclination
pour les manifestations de tous ordres proposées par le CWB, si bien organisées et dont le déroulement s'est toujours avéré parfait, m'incitait fortement à me rendre à cette soirée.
Aujourd'hui il me faut bien convenir que j'ai été un tout petit peu déçue. Il y avait foule. Cela est évidemment réjouissant pour les invités comme pour les organisateurs, mais le public, lui, eut à subir quelques inconforts... Ainsi ai-je cru comprendre que l'on avait dû refuser du monde à la projection parce que le nombre de spectateurs excédait la capacité d’accueil de la salle de cinéma – heureux ceux qui avaient pris la précaution de réserver leur place. Et si la projection se déroula dans les meilleures conditions, les choses se gâtèrent quand il fallut rejoindre la librairie pour écouter la lecture de Bernard Noël. C'était la cohue! Les gens se serraient comme ils pouvaient entre les tables et les présentoirs, et malgré le micro, il fut difficile d’entendre le poète dont la voix, portant peu, parvenait mal aux oreilles de qui se trouvait trop loin de lui… Il y eut ensuite une longue queue de lecteurs désireux d’obtenir une dédicace, ce qui ne laissa guère le loisir à quiconque n’avait pas entre les mains un livre à faire signer d’approcher le poète. Il faut dire, à la décharge des organisateurs et des invités, que le passage à la libraire du CWB était à temps compté et qu’il n’était pas question de s’attarder: Paul Trajman et Bernard Noël devaient être de retour à la Maison de la poésie à 20h30 pour clore cette journée exceptionnelle. Quel marathon cela a dû représenter pour eux…
La soirée a sans doute été victime de son succès et de la renommée des deux artistes. Toujours est-il
que, à défaut d’avoir été en contact avec Paul Trajman ou Bernard Noël, j’ai vu un film remarquable qui montre véritablement, plus que des hommes, des pensées-en-acte – celle du peintre au seuil de la matérialisation créatrice et celle du
poète s'efforçant de mettre en mots ce qu'il perçoit du peintre-en-train-de-faire puis du résultat de ce "faire".
Encre sur encre – Paul Trajman peint à l'encre de Chine, Bernard Noël écrit sur les pages d'un carnet ligné. Les mots à l’épreuve des traits: d’une petite écriture
minutieuse aux caractères réguliers, Bernard Noël tente de plier sa langue poétique à la frénésie de ces tracés hirsutes jetés à grands gestes rapides et syncopés, tantôt brefs tantôt amples,
jaillis d'un écrasement du pinceau sur la feuille de papier qui fait rayonner les poils comme autant d'éclaboussures ardentes. Et plier ces traces à la langue cela passe par la saisie de la
musique du geste-qui-peint, puis par un effort d’identification des formes – ici, des jambes… – vite contré par la conscience aigüe qu’une telle tentative est vaine, voire qu’elle fait obstacle au juste ressenti de l’œuvre et de ce qui se joue
en elle. Pendant que Paul Trajman donne corps à ce que Bernard Noël appelle le déferlement de l’invisible, le poète tâtonne dans le crépuscule des
mots et de ses émotions pour tâcher de donner phrases à l’indicible…
Le pinceau crisse, racle, c'est un bruissement tumultueux qui semble être la voix de ces traces bourrues et chaotiques. On croit entendre de la colère, de la rage, ou des hantises pressantes – quelque chose qui se meut sans contrôle, avec violence. Mais non: l'image s'arrête suffisamment sur le regard intense du peintre pour que l'on voie combien son geste au contraire est maîtrisé, sûr. Et la profonde concentration qui ferme son visage maculé d'encre, qui creuse un abîme sombre dans ses yeux scrutateurs, témoigne assez de cette maîtrise. Cherchant à qualifier ces traces, Bernard Noël parle, si ma mémoire ne me trahit pas, d'enregistrement sismographique. L'expression est d'une grande justesse car elle rend compte à la fois de l'aspect visuel de la trace, du crissement du pinceau, et du mouvement de la main.
Admirablement construit et monté, le film est à la fois narratif
et monstratif. Il permet de suivre pas à pas une histoire double – celle de l’exécution d’une œuvre et le déchiffrement de cette histoire par un autre artiste, lui aussi, comme le peintre, en
train de penser, de créer. Et montre, par une alternance extrêmement habile de plans très rapprochés allant des yeux à l’extrémité des doigts, tantôt du poète, tantôt du peintre, un fascinant
contraste entre la frénésie tendue des encrages de Paul Trajman et la minutie appliquée de l’écriture de Bernard Noël. Le lent chemin des mots s’affrontant à l’énergie vif-argent des tracés…
L’on sent à travers ce film que la réalisatrice a su adopter une posture d’une extrême délicatesse, là au plus près des êtres – sans quoi, comment eût-elle pu réussir ses plans rapprochés si
émouvants? – et en même temps en retrait, presque absente de sorte que seule la présence de chacun des artistes envahit l’image, la sature d’une vibration quasi tangible. Le talent de Sarah Blum
conduit le spectateur à la lisière de l’intimité des êtres – au bord des regards, tout au bout des doigts, là où l’on croit voir affleurer les émotions les plus intimes – sans franchir le seuil
de l’indiscrétion. Le montage respecter à merveille la fragile posture de la réalisatrice – non, mieux que cela: il la magnifie et la révèle.
Juste avant la projection, dans son allocution de présentation, Pierre Vanderstappen a dit du film de Sarah Blum qu'il était "une excellente introduction au travail de Paul Trajman". Je partage cet avis sans aucune réserve, j’écrirais même qu’à mon sens on ne devrait plus exposer les œuvres de ce peintre ni vendre le livre de Bernard Noël sans proposer, à l'instar de la librairie du CWB, le DVD de ce film.
*À la Maison de la Poésie (Passage Molière, 157 rue Saint-Martin) les événements liés aux Géants de la poésie contemporaine se poursuivent jusqu'au 16 janvier. Mais en dehors de cela, toute la programmation culturelle de la Maison vaut que l'on s'y intéresse de près....
**Exposition d'œuvres de Paul Trajman à la librairie du centre Wallonie-Bruxelles de Paris (46 rue Quincampoix) jusqu’au 5 février.
Bernard Noël, Paul Trajman ou la main qui pense, Ypsilon coll."Ymagier", mai 2010, 96 p. – 39,00 €.
Sarah Blum, Encre sur encre, film documentaire couleur de 26 mn, Nana films production, DVD – 15,00 € (en vente à la librairie du CWB et sur le site internet de la société de production).