Revenir là après une si longue désertion.
Revenir là après avoir maintes et maintes fois temporisé comme on hésite indéfiniment à pousser la porte d'une maison restée inhabitée pendant des années - non pas tant parce que l'on rechigne d'avance à entreprendre l'indispensable "grand ménage" mais bien plutôt parce que l'on redoute de voir cadavérisé un monde que l'on a aimé, où l'on a vécu insouciant et qui, ployé dans la lente défaite des absences et du silence prolongés, aura pris les aspects aranéeux d'un grenier oublié...
Revenir là et y reprendre mot comme on reprend son souffle en émergeant, exténué et quasi mort mais indiciblement heureux, d'une très, très longue plongée en apnée.
Revenir là parce que je veux avoir fini de redouter de ne plus savoir écrire "avec COD" - un article, une réflexion, une description... étant entendu que écrire "sans complément", le verbe ainsi suspendu dans son sens absolu, s'applique à la seule littérature, à ce seul lieu où les mots emmènent écrivain et lecteur au-delà de leur usage ustensilaire pour leur faire prendre pied dans ce que l'on appelle, je crois, "le style".
Je n'ai jamais prétendu à autre chose qu'à écrire "avec complément" ‒ un "faire" a priori assez simple pour peu que l'on soit capable d'une certaine maîtrise de la langue et qui, pourtant, m'a semblé relever de l'impossible tout au long de ces semaines de silence. Une défaite permanente de l'intention: exprimer une pensée, un sentiment, couler en mots une "chose vue"... autant de petits exercices textuels dont je ne me sentais plus capable alors même qu'ils ont de bien moindres exigences qu'une chronique en bonne et due forme ‒ du moins, une "chronique" telle que je la conçois et en deçà de quoi je ne peux considérer le texte comme une chronique digne d'être mise en ligne (d'où la prolifération de bribes et de brouillons dans tel espace de mon disque dur qui pour n'être pas la "corbeille", n'en est pas moins un repoussant no man's land où je n'aventure même plus le curseur de ma souris ‒ quant à cliquer pour "ouvrir"...mais est-ce vraiment par peur des remugles miasmiques ou parce que cette relégation vaut mise en couveuse d'où j'espère que germera une belle plante ‒ laquelle, pour advenir, doit demeurer au secret? ).
Comme de coutume, plutôt que d'approximer, ou de mal dire, j'ai opté pour le non-dire. Le blanc... le plus-là. Mais les exubérances discursives, tel le chiendent en prairie, continuaient à envahir mes pensées, et mille détails chaque jour à se présenter comme autant de signes me délivrant des messages, des injonctions – des clefs ouvrant quelque porte intérieure et dont je ne pouvais espérer tirer profit sans faire l’effort de la mise en texte. Cet effort me manquait sans que pour autant je consente à le mener jusqu’ici, à son terme. Alors je me suis bornée à saisir la moindre occasion qui me permît de déborder l'utilisation ordinaire du vocabulaire. Par exemple, pour expliquer au vétérinaire lors des bilans quotidiens que je lui adressais par courriel au sujet de Sweetie qu’elle avait pris très peu de nourriture je lui écrivais qu'elle avait "micro-mangé".
Et puis un matin, voici deux ou trois jours, comme un cierge par une étincelle ces phrases allumées par un long article que je venais de lire sur la Victoire de Samothrace:
Sentir les mots, puis les phrases, venir s’ajuster à la pensée, à l’émotion, à la sensation – à tout "vouloir-dire" aussi étroitement que le ciseau du sculpteur a collé au corps de Niké la fine étoffe de son chiton fouetté par le vent et les embruns ; avoir non seulement conscience de la survenue de cette adhérence parfaite mais aussi que cette adhérence est parfaite: voilà quels embrasements de l’esprit – et, par là, de l’être entier – me manquent quand je n’écris pas ici.
Ajuster les mots et les phrases à la pensée, au magma discursif qui se meut en moi comme l’on donne au vêtement de haute couture son ultime tombé sur le corps même du mannequin avant le défilé; comme un artisan méticuleux amène à l’impeccable coïncidence deux pièces complémentaires à petits gestes précis et millimétrés…
J'avais, le temps de ce micro-paragraphe, retrouvé un chemin doux à arpenter qui menât du vouloir-dire à l'écrit juste! précisément pour décrire ce chemin. La voie n'était donc pas définitivement enfrichée...
J’ai achevé ce texte hier soir, le regard posé sur mes chats. Elléas et Mélithys sont endormis sur le flanc, l'un contre l'autre et lovés si étroitement tête contre cuisse que leurs deux corps dessinent un taijitu presque parfait. Une figure de paix profonde, d'équilibre et d'harmonie qui devrait être un reflet du monde alors que celui-ci gronde et se cabre.
Mes chats pour ne plus entendre cet affreux chaos, et de longues gorgées de thé.
Un sage a dit: Je bois du thé pour oublier le bruit du monde. Mais avait-il des chats?