Construire à partir des Travailleurs de la mer, ce monument littéraire d’environ six cents pages, une pièce théâtrale d’à peine deux heures, cela peut paraître
aussi improbable que de sauver la Durande échouée entre les deux Douvres.
Gilliatt, on le sait, réussit sa folle entreprise. Paul Fructus et ses acolytes réussissent la leur, avec des trésors d’ingéniosité qui
se peuvent comparer – ils sont tous, à leur façon, des Gilliatt-le-malin qui auraient ramassé et assemblé foultitude d’éléments pour, au bout du compte, parvenir à élaborer un spectacle
merveilleux, scéniquement remarquable et fidèle au roman hugolien.
Avec ses éléments de décor et les nombreux accessoires que l’on voit épars, le plateau ressemble au rocher Douvres investi par Gilliatt
qui s’y est aménagé le gîte et l’atelier – le plateau tout entier, pas seulement cet extraordinaire objet plastique aux abords de caisse dont le dessus s’ouvre comme un couvercle et qui,
alors, devient une étonnante représentation à la fois suggestive et mimétique de ce curieux accouplement de granit et de bois formé par la carcasse de la Durande coincée sur les écueils,
où prendront place la forge de Gilliatt, son refuge et son magasin d’outils de fortune.
Toute la première partie du spectacle, qui va de la scène
inaugurale du roman où Déruchette trace dans la neige le nom de Gilliatt jusqu’au sommeil brutal dans lequel tombe le jeune homme avant de ramener à bon port la panse chargée de la machine, est à
la lisère de la représentation figurative et de la suggestion. Paul Fructus, seul à assumer le texte, adopte une posture reflétant exactement la troisième personne du roman – ce fameux narrateur
anonyme d’une souplesse serpentine qui "voit tout" de son point de vue distancié mais se glisse occasionnellement à l’intérieur des pensées: il raconte et expose, en indiquant chaque personnage
par une attitude, un geste, une modulation dans la voix, sans l’incarner vraiment. Il suggère, et n’oublie jamais qu’il raconte une histoire, même quand il joue, avec un surcroît
d’intensité, les combats de Gilliatt – contre le manque d’outils, contre la tempête, contre la pieuvre. Il garde de bout en bout cette distance singulière du conteur qui ne se coule pas dans la
peau ni dans l’esprit des personnages de son récit mais apporte ici et là de petites plages de jeu dramatique afin de captiver son auditoire.
Puis le sommeil de Gilliatt fait rupture: la machine est sauvée,
la pieuvre vaincue, la ceinture de Clubin récupérée et la panse réparée mais l’histoire n’est pas finie – c’est l’épilogue. On change de décor. Un lutrin supportant un imposant volume occupe le
devant de la scène et, face à lui, Paul Fructus, chaussant des bésicles, commence à lire. Le conteur s’efface derrière le texte – il ne le joue plus mais le dit. Et le public ne vit plus
l’histoire, il l’écoute. C’est ainsi que Mess Lethierry retrouve sa machine, que Déruchette épouse le révérend Ebenezer Caudray, et que meurt Gilliatt…
Si Paul Fructus est seul à assumer le texte, il n’est pas seul
sur le plateau – Jean-Louis Morell et Patrick Fournier sont là, le premier derrière son clavier, le second avec son accordéon, tous deux vêtus en matelots. Ils ont une vraie présence scénique,
même lorsqu’ils ne jouent pas, et leur musique, jusque dans ses silences, instaure tout au long du spectacle une
atmosphère par évocation. L’accordéon mêlé au piano, avec ce léger rehaut d’harmonica posé au tout début par Paul Fructus entrant en scène, offre la mer à l’oreille. Il y a du ressac dans l’air,
et des rires de marins qui chantent. L’on sent comme des bourrasques de grand loin (Pascal Garnier) iodé qui déferlent – la marée vient friser au ras
des murs sarladais. Puis elle sait quitter la mer et, dans l’épilogue, révéler avec délicatesse, au-delà du texte, ce qui se joue entre Déruchette et Ebenezer Caudray, entre eux deux et Gilliatt.
Et tisse par petites touches un fil musical continu en jouant çà et là l’air de Bonny Dundee, mélodie récurrente dans le roman. Enfin elle laisse après la mort de Gilliatt une trace qui
clôt la représentation en douceur comme une brise efface un nom écrit dans la neige – ou dans le sable.
La musique a dans le spectacle une place si bien ménagée qu’elle vient à manquer un peu durant cette plage d’absence à laquelle elle
est tenue lorsque Gilliatt travaille, forge et frappe. Mais que survienne la tempête et c’est un autre miracle qui s’accomplit: Patrick Fournier et Jean-Louis Morell, depuis leur coin de plateau,
de musiciens se transforment en formidables bruiteurs qui, frappant du coude dans une tôle, remuant des chaînes, vont faire tonner l’orage et mugir les vents. Et Patrick Fournier de tirer alors
de son accordéon des stridences et des souffles que je n’aurais jamais imaginé pouvoir sortir d’un accordéon. "Patrick est un fou furieux qui peut passer une journée entière à chercher un son",
dira de lui Paul Fructus – il faut en effet avoir, en plus d’une parfaite connaissance de son instrument, un grain de folie pour créer des sons pareils…
Avec tous les égards dus aux scrupules et regrets qu’a éprouvés
Paul Fructus en travaillant le texte de Victor Hugo, je dirai qu’il a procédé avec beaucoup d’intelligence: ses choix d’extraits, et la manière dont il les a agencés, m’ont paru témoigner d’un
profond respect de l’œuvre autant que d’un véritable amour de la phrase hugolienne. Son adaptation, en dépit des ellipses, reconstruit une histoire d’une parfaite cohérence narrative; relayée par
une mise en scène inventive et une interprétation magistrale, elle aboutit à un résultat scénique tout aussi cohérent qui m’a semblé réunir en de justes proportions à peu près tout ce qui fonde
l’incroyable richesse du roman – l’ampleur épique, la métaphorisation par l’auteur de sa propre œuvre, la sentimentalité, les allusions politiques, la propension aux déploiements descriptifs, la
fascinante grandeur du verbe hugolien… sans oublier l’humour, parfois féroce, qu’en un ou deux mots Hugo a su glisser sous la solennité de ses amples périodes.
Superbement construit et interprété, magnifié par les lumières,
ce spectacle est à ranger parmi ces pièces un peu magiques et rares dont on n’émerge qu’à regret une fois tombé le noir final. Les spectateurs de Sarlat se sont engagés dans le voyage avec
enthousiasme: visiblement conquis, ils ont longuement applaudi avant de se lever pour acclamer les acteurs.
Après la tempête le tumulte avait encore à dire, mais il avait cette fois la résonance de la joie, non plus celle de l’épouvante.
Glanages plamonais
(Florilège de propos recueillis à Plamon les 23, 24 et 25 juillet)
La Compagnie Le temps de dire
Paul Fructus:
Elle était implantée dans une commune proche de Marseille dont je refuse absolument de dire le nom… Elle est située non loin de
Vitrolles et, voici quatorze ans, pour réagir à ce qui se passait là-bas, on avait fondé un centre culturel. Or cette année la mairie de cette commune que je ne veux pas nommer a décidé de fermer
ce centre culturel pour mettre en place une sorte de Puy du Fou. Ce sont quatorze années de travail qui sont mises à terre. On a donc quitté cette commune et maintenant on se balade un peu à
droite et à gauche.
Avant de fonder cette compagnie qui s’appelle Le temps de dire, j’ai été instituteur, photographe de presse, et c’est en étant embauché
pour couvrir le festival d’Avignon à mes débuts que je suis venu au théâtre. J’ai fait du théâtre amateur pendant plusieurs années puis j’ai franchi le pas du professionnalisme. Mon rapport au
théâtre passe par l’écriture; là j’ai écrit l’adaptation du roman de Hugo, mais j’écris aussi des pièces qui ont un rapport très étroit avec le monde du travail parce que c’est un peu ce qui m’a
fondé théâtralement. Mes premiers pas de professionnel sont dus à une commande: il y a à côté de Martigues une petite ville qui est un ancien chantier naval et la ville m’a demandé d’écrire une
pièce qui raconte l’histoire des chantiers navals. Je suis ensuite allé en Lorraine, où l’on m’a demandé une pièce qui raconte l’histoire de la métallurgie dans la région. Et il y a deux ans,
plusieurs comités d’entreprise se sont réunis – notamment ceux d’Air France et de France Télécom – pour me commander une pièce qui parle de la souffrance au travail. On vient de la créer à
Avignon – avec Jean-Louis au piano, Patrick à l’accordéon et Florence comme comédienne, et ça s’appelle À quoi on joue? ou les lendemains qui tremblent.
Pourquoi avoir choisi de monter Les Travailleurs de la mer?
Paul Fructus:
D’abord à cause de très forts souvenirs de lecture adolescentes. Ce n’est évidemment pas le seul roman de Hugo que j’aime – j’adore
Les Misérables, et Quatre-vingt-treize, mais il y a dans Les Travailleurs de la mer un aller-retour continuel entre la vie du héros et la vie de l’auteur, sa souffrance
et sa rage, qui a été, je crois, le moteur, ce qui m’a donné envie de monter ce texte. Un autre moteur a été de relever le défi que représentait l’adaptation; c’est un peu de l’alpinisme textuel…
Et puis je dois dire que je préfère de beaucoup l’écriture romanesque de Hugo à son théâtre (rires)!
Je me suis documenté sur Victor Hugo et puis un jour, tout à fait par hasard, je suis tombé sur une lettre adressée à sa fille
Léopoldine où il lui écrit, en substance, "Didine, ce matin je me suis promené au bord de la mer et j’ai écrit ton nom sur le sable". Or le début du roman, c’est une jeune fille qui écrit dans la
neige le nom du héros, Gilliatt. Gilliatt, c’est le petit cousin de Jean Valjean; lui aussi est un proscrit; il ne sort pas d’un bagne mais les habitants de Guernesey l’ont enfermé dans une sorte
de ghetto – depuis qu’il est arrivé là avec sa mère il a peu à peu cristallisé toute la capacité de rumeur des insulaires.
À propos de la musique
Paul Fructus:
Je mets toujours de la musique dans mes spectacles – pour moi, elle en est la complice et la respiration. Je ne parle que de musique en
direct: j’ai beaucoup de mal avec les bandes sonores…
J’ai proposé le texte de mon adaptation à Patrick, accordéoniste, et à Jean-Louis, pianiste, puis, à partir de là, ça a été de longues
concertations sur les ambiances, ce que je souhaitais – je voulais que la musique soit une partenaire sur le plateau et que le spectacle soit à la fois une traversée textuelle de la fable
essentielle du roman et une traversée musicale.
Patrick Fournier:
Il y a dans le roman des allusions constantes à un morceau de musique qui a pour titre Bonny Dundee; on a fait des recherches
à on sujet et on a découvert qu’il s’agissait d’un chant traditionnel irlandais. On est donc parti de ça, qui nous a donné la couleur de l’orientation musicale qu’on allait prendre. Ensuite la
musique est vraiment venue avec le texte, assez facilement.
Paul Fructus:
Entre le texte et la musique il y a un petit côté "joute", comme dans la relation amoureuse. La musique vient aussi prolonger la
parole.
Pourquoi avoir joué la seconde partie du spectacle – l’épilogue – comme une
lecture?
Paul Fructus :
J’ai un souvenir très précis du moment où ça
s’est décidé – on était en train de répéter et, au moment du déjeuner, j’ai dit à Daniel "j’ai une idée pour l’épilogue". Nous nous sommes regardés, il m'a dit "Moi aussi", et c’était la
même… On a pensé qu’il y avait un point du récit où on ne pouvait plus lutter avec Victor Hugo. Ou alors il aurait fallu faire du cinéma. Et quand on n’a pas les moyens de faire du cinéma – ni la
volonté d’ailleurs puisqu’on fait du théâtre – il faut revenir à quelque chose d’extrêmement épuré. Et le parti pris de la lecture s’est imposé – je dis toujours que l’objectif d’une belle
lecture doit être de construire une salle de cinéma dans la tête de chaque auditeur. Si l’on avait continué à raconter et à mettre en image le retour de la Durande, le jardin de
Déruchette et de Mess Lethierry, et toute la fin du roman, je pense qu’on aurait épuisé le spectateur.
Daniel Briquet:
Paul va quand même très très loin dans la représentation – le combat avec la pieuvre, la tempête, le sauvetage de la Durande…
À un moment on s’est dit que le spectacle ne pouvait pas se résumer à une performance. Il fallait qu’à un moment le poème revienne. D’ailleurs, dans notre première idée, nous voulions vider le
plateau et qu’il n’y ait plus aucun élément de décor ni de musiciens.
L’adaptation
Paul Fructus:
À ma connaissance, c’est la première fois que ce roman est adapté pour le théâtre. J’ai d’abord écrit l’adaptation puis je l’ai ensuite
soumise à Daniel. Il est évident qu’un travail d’adaptation sur une œuvre comme celle-ci laisse toujours un lot de regrets, par exemple dans l’histoire il n’y a pas que Clubin qui est un escroc,
il y a aussi un certain Rantaine, sur qui j’ai dû faire impasse. J’ai aussi dû laisser de côté toute l’enfance de Gilliatt… avec l’adaptation je me sentais un peu comme avec la Durande – je
devais prendre un cap et ne plus le quitter. Mon rêve serait qu’après avoir vu le spectacle, les gens qui n’ont pas lu le roman aient envie de s’y plonger sans attendre.
Le décor, les objets…
Paul Fructus:
Le rocher des Douvres a été construit par un ami sculpteur, qui travaille pour les Monuments historiques. Ce rocher a une petite histoire… J’avais calculé la maquette du décor, puis j’en ai
réalisé un modèle réduit que j’ai envoyé par la poste à un copain menuisier – j’avais dans la tête une vague idée de bateau échoué qui serait à moitié rocher… Quand je suis allé voir ce qu’il
avait fait, la Durande était construite! Quand j’ai demandé à cet ami sculpteur de faire le rocher, j’avais oublié qu’il travaillait pour les Monuments historiques – il n’a pas coulé le
rocher en résine, mais dans un matériau tel que l’objet pèse tout de même ses 80 kilos.
En début de répétition, on a commencé par mettre pleins d’objets dans la caisse que forme le décor – des morceaux de ferraille, des
bouts de corde… et puis Daniel m’a regardé me dépatouiller avec ça. C’était grandguignolesque dans les premiers temps et puis ensemble on a élagué, épuré la gestuelle qui en fait est extrêmement
précise.
Daniel Briquet:
Il fallait trouver ce que fait Gilliatt dans la caisse – parce qu’il doit faire quelque chose. Et on a tourné autour de cette question
pendant des jours. Et pour finir on a eu cette idée de la potence, de cette potence un peu invraisemblable, pour pouvoir aller y accrocher une petite lampe.
Paul Fructus:
On s’est aussi longtemps demandé comment on allait pouvoir raconter le sauvetage de la machine à vapeur – qui est dans la réalité à peu
près de la taille d’une locomotive. Et on a fait comme pour l’épilogue: on a épuré. Au théâtre pour raconter l’énorme il faut savoir passer par le tout-petit.
L’avenir du spectacle
Paul Fructus:
Il existe de la pièce une version allégée, que nous allons aller jouer dans des villages de vacances à la demande d’un comité
d’entreprise – mais c’est une version vraiment à part. Sous sa forme d’origine, je pense que la représentation de Sarlat était la dernière. D’une part je suis parti sur un nouveau spectacle, et
puis il se trouve que ces Travailleurs de la mer, pour lesquels on s’est beaucoup bagarrés, n’a pas retenu l’attention des programmateurs. On a joué pendant deux mois à Paris, mais il
n’y a pas eu suffisamment de professionnels qui sont venus le voir. On a pourtant eu de très bons échos dans la presse, mais ça n’a déclenché aucune curiosité chez les programmateurs… si ce n’est
celle de Jean-Paul, grâce à qui on est ici, et celle du directeur du centre dramatique national de Bourgogne, à Dijon, où on a joué ce printemps .
Les Travailleurs de la mer – L’exil, la rage, le
rêve
D’après Victor Hugo
Adaptation du texte et jeu:
Paul Fructus
Mise en scène:
Daniel Briquet
Scénographie:
Paul Fructus & Daniel Briquet
Interprétation:
Paul Fructus, avec Patrick Fournier à l’accordéon et Jean-Louis Morell au clavier
Lumières:
Florence Pasquet avec la complicité de Pierre Vigna
Durée:
1h55
Compagnie Le temps de dire
Représentation donnée le samedi 24 juillet au Jardin des Enfeus.