Chaque année draine au creux
de ses jours son lot d'anniversaires et de commémorations, déciennales, mono-, pluri- ou semi-séculaires. 2013 en ces matière ne sera pas, à ce qu'il me semble, plus riche ni plus pauvre qu'une
autre année. Je n'ai pas pour intention de dresser ici une liste, même succincte, de ces bornes dont on aime à jalonner le cours des ans. Une seule d'entre elles m’occupera ici, qui n'est pas à
proprement parler un anniversaire: celle signalant, au 1er janvier 2013, le passage dans le domaine public de l'œuvre de l'écrivain autrichien Stefan Zweig. Cette notion (j'écris
"passage" à dessein quand l'expression consacrée, "tomber dans le domaine public", appellerait le mot "chute". Ne voyant pas très bien pourquoi cette étape juridique mue en Icare l'œuvre
d'un écrivain, je préfère, à la descension signifiée par la chute, l'horizontalité connotée par le "passage"…) n'a de sens qu'au regard des règles qui régissent, en France, la propriété
intellectuelle, lesquelles stipulent qu'après la mort d'un écrivain, le droit exclusif dont celui-ci jouissait sa vie durant d'exploiter son œuvre persiste
au bénéfice de ses ayants droit pendant l'année civile en cours et pendant les soixante-dix années qui suivent (citation extraite de l'article L. 123 du Code de la propriété
intellectuelle, lue dans la chronique de
Matthieu Berguig sur le site du Journal du Net).
Passées ces soixante-dix années, tout éditeur peut publier les
textes sans avoir rien à verser aux ayants droit de l'écrivain. Concernant Stefan Zweig, l'affaire se complique un peu car l'entrée dans le domaine public ne touche que les textes originaux, pas
les traductions en français déjà existantes. L'éditeur qui souhaite profiter de cette nouvelle liberté à lui offerte implique donc qu'il sollicite de nouveaux traducteurs. Ce qu'ont fait les
éditions Flammarion qui, dans leur collection "GF", publient simultanément, en volumes indépendants, quatre nouvelles de Zweig: Le Joueur d'échecs, Amok, Vingt-quatre heures
de la vie d'une femme, et Lettre d'une inconnue. Toutes traduites, présentées et annotées par Diane Meur.
Cet événement éditorial est, pour moi, l'occasion de multiples
retrouvailles: avec une collection d’abord, dont plusieurs titres garnissent ma bibliothèque et sur laquelle j'avais beaucoup appris à la faveur d'un entretien avec Hélène Fiamma, qui la dirigeait alors –
c’était en 2008, lors du Salon du livre parisien; l’entretien s’était doublé d’une rencontre avec François-Marie Mourad qui venait de signer dans cette
collection une superbe édition en deux tomes des Contes et nouvelles de Zola –; avec un texte lu il y a longtemps et qui m'avait marquée – Le Joueur d'échecs – et, enfin,
avec Diane Meur, rencontrée voici quatre
ans déjà quand elle avait publié Les Vivants et les ombres, et qui a inscrit depuis un nouveau roman à sa bibliographie (Les Villes de la plaine, Sabine Wespieser éditeur,
septembre 2011) que je n'ai, hélas, pas pris le temps de lire.
Ces quatre petits livres – une
centaine de pages chacun – publiés par la GF forment un ensemble cohérent et se complètent mais posséder l'un d'eux seulement n'enlève rien à son intérêt car la présentation est conçue avec assez
d'habileté pour n’habiller que la nouvelle qu’elle précède tout en jetant des ponts qui la lient aux trois autres. Outre qu'ils font entrevoir quelques-unes des nuances venues peu à peu
distinguer les unes des autres les publications de la GF – Le Joueur d’échecs est une édition "avec dossier"; en tête de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, juste avant
la présentation, figure une interview de Laurent Seksik, médecin et romancier, auteur notamment des Derniers jours de Stefan Zweig (Flammarion, 2010) qu’il a lui-même adapté pour le
théâtre – ces volumes ont pour eux ce qu’ont tous les livres de la collection que j’ai lus: un appareil critique à la fois riche et sobre, concis et développé, clair surtout, susceptible de
satisfaire aussi bien les besoins des lycéens et des étudiants que la curiosité du lecteur ne concevant pas d'aborder un texte "classique" sans avoir à son sujet et sur son auteur un minimum
d’informations. Pour chacune des nouvelles Diane Meur a écrit une admirable présentation – dont on ne saisit d’ailleurs le plein sens qu’après avoir lu la nouvelle qui, elle-même, ne saurait être
lue sans que l’on ait au préalable pris connaissance de la présentation… Moi qui ne connaissais que son talent de romancière je lui devine, à travers ces courtes études, minutieuses, approfondies
et bien organisées, de belles qualités d’essayiste.
Que dire, maintenant, de son travail de traductrice?
Porter sur une traduction un jugement autorisé nécessite, selon moi, en premier lieu que l'on puisse lire l'œuvre traduite dans sa langue d'origine, et que l'on sache en saisir la littérarité, "à l'état natif" si l'on veut, de manière à pouvoir la comparer avec celle de la traduction que l'on examine. Traduction qu'enfin il faudrait idéalement confronter à d'autres pour avoir toute légitimité à formuler ce "jugement autorisé" auquel on prétend. Or la toute première compétence à mes yeux indispensable déjà me fait défaut: je suis incapable de lire Stefan Zweig "dans le texte", et mes notions d'allemand sont si maigres qu'elles ne me permettent même pas de sentir sous le français l'emprise des germanismes…
En conséquence de quoi, je me bornerai à n'écrire que cela: aucune des nouvelles ne m'a laissé cette désagréable impression que
"quelque chose ne va pas", qu'un mot, ou une tournure, est employé mal à propos, que la musique dérape et qu'il y a des couacs dans l'air. Cette impression vague, cette intuition qui en général
ne repose sur rien de concret car il n'y a pas de faute manifeste – rien sinon "quelque chose" dans la phrase qui coince et que je ne parviens pas à discerner clairement – entache presque
toujours, et plus ou moins continument, ma lecture de textes traduits. Là, non, rien de tel: les quatre nouvelles se lisent sans que rien achoppe, au point qu'on ne soupçonnerait jamais, dans
l'ignorance de leur titre et du nom de leur auteur, qu'elles n'ont pas été écrites par un grand écrivain francophone.
Quant au rapport avec la langue originelle, je déduis, de quelques précisions d'ordre syntaxique ou lexical données en note, qu'il est étroit, et que la traduction de Diane Meur, très probablement, restitue en français les singularités stylistiques que l'auteur a imprimées à la langue allemande.
Je crois savoir qu’il y a, en matière de traduction, deux écoles, l’une prônant le respect de la langue d’origine et de ses idiotismes, fût-ce au prix de quelques rugosités en français, l’autre qui admet les écarts pour que le résultat dans la langue d’arrivée soit d’une irréprochable fluidité. Je pressens que Diane Meur, ici, a su suivre d’aussi près l’une et l’autre voie, avec rigueur, finesse et sensibilité.
Belles traductions, appareils critiques remarquables… ces quatre titres nouvellement ajoutés au catalogue de la GF sont en tous points dignes d'éloges. Il n'est pas jusqu'aux illustrations de couverture qui ne soient à louer!
De Stefan Zweig, quatre nouvelles traduites, présentées et annotées par Diane Meur:
* Le Joueur d'échecs (édition "avec dossier"), Flammarion coll. "GF", janvier 2013, 144 p. – 3,20 €.
* Lettre d'une inconnue, Flammarion coll. "GF", janvier 2013, 96 p. – 4,30 €.
* Vingt-quatre heures de la vie d'une femme (avec une interview de Laurent Seksik), Flammarion coll. "GF", janvier 2013, 122 p. – 4,30 €.
* Amok, Flammarion coll. "GF", janvier 2013, 112 p. – 4,70 €.