Avant d’être cette pièce emblématique aux didascalies d’une
extrême précision, où la métaphore totalitaire se double d’un minutieux travail dramatique sur la prise de parole et l’échange conversationnel – répliques ébauchées et laissées en suspens,
personnages qui parlent en même temps, jeu longuement développé autour des syllogismes et des renversements d’expressions figées – Rhinocéros a été une nouvelle écrite à la première
personne dont le narrateur, Béranger, raconte comment, peu à peu, les gens autour de lui se sont transformés en rhinocéros. L’argument est identique mais, à mes yeux, la portée signifiante légèrement différente pour les deux œuvres –
là où la pièce s’engage sur la voie du "théâtre de l’absurde" et, par là, questionne en profondeur la manière dont le langage véhicule, détourne ou évacue le sens des mots, la nouvelle met
davantage en évidence la montée de la terreur et de la paranoïa chez le narrateur et rend plus claire la signification symbolique de la prolifération des rhinocéros.
C’est le texte de
la nouvelle que Jean-Marie Sirgue a choisi d’adapter pour la scène, voici une dizaine d’années. Évoluant dans un décor qui reproduit un appartement de style années 50 – reconnaissable à quelques
objets emblématiques, par exemple un poste de TSF, un Frigidaire… – à triste mine qui semble avoir réchappé d’un bombardement, il interprète magnifiquement ce monologue polyphonique: il
est Béranger mais module avec suffisamment de finesse gestes et intonations pour devenir chacun des personnages audibles à travers la voix du narrateur… sans cesser
d’être Béranger. C’est un très beau travail de comédien, tout en subtilité, qui sert aussi bien le fond que la forme de la nouvelle de Ionesco.
Dans une première version le spectacle reprenait mot pour mot
l’intégralité du texte de la nouvelle et, sur la dernière phrase, de tonalité assez désespérée, le comédien esquissait un suicide par veines tranchées. Cette version perdura jusqu’à ce qu’en 2004
on lui demande de jouer son Rhinocéros pour honorer la mémoire des résistants de l’Indre-et-Loire. Il décida alors de modifier la fin du spectacle en y ajoutant la dernière phrase de la
pièce, qui sonne comme un geste de révolte, et de la dire avec un pistolet-mitrailleur Sten en main. Il apprit plus tard que l’arme, authentique, qu’il utilisait sur scène correspondait vraiment
au modèle dont se servaient les résistants – une arme rudimentaire qui, paraît-il, a causé beaucoup de dégâts chez ceux qui la manipulaient. Il en a été ému et, depuis, conclut chaque
représentation par une brève intervention expliquant tout cela.
Quand Jean-Marie Sirgue était venu à Sarlat présenter
Rhinocéros à Sainte-Claire, le 29 juillet 2009, il avait fallu ajouter quelques rangs de sièges supplémentaires tant le public avait été nombreux. Une affluence exceptionnelle qui devait
sans doute beaucoup, supputa-t-on, au nom de Ionesco.
Puisse cette petite chronique inciter les spectateurs à aller voir cette pièce au moins autant pour son interprète-metteur en scène que pour l'illustre auteur du texte...
Le spectacle, qui continue à tourner en fonction des demandes, est à voir très prochainement dans le Lot – le vendredi 6 août à 20 heures – dans le cadre du Festival de Figeac.
Organisé chaque été par Les Tréteaux de France de Marcel Maréchal, l’événement, qui débutera le jeudi 29 juillet et s’achèvera le samedi 7 août, fêtera cette année son dixième anniversaire. Autour de la programmation théâtrale proprement dite et des rencontres quotidiennes qui, comme à Sarlat, permettent au public de converser avec les artistes tous les matins à 11 heures lors des "Apéros Tréteaux", toutes sortes d’animations – de la lecture publique au spectacle de rue en passant par des entretiens et conférences – sont proposées en divers lieux de la ville et ses proches environs. Le détail du programme est consultable sur le site des Tréteaux de France, et peut également s’obtenir auprès des Services culturels de Figeac-communautés, qui gèrent les réservations.
Services culturels de Figeac-communautés
2 boulevard Pasteur
46100 Figeac. Tél : 05.65.34.24.78.
Rhinocéros
D’après la nouvelle d’Eugène Ionesco
Mise en scène et interprétation:
Jean-Marie Sirgue
Décors:
Marie Sirgue, Roberto Cedron, Régine Chourane
Costume:
Caroline Gruer
Musique originale:
Gianni Gebbia
Durée:
45 mn
Compagnie: