Lorsqu’à l’automne 2008 j’avais été conviée à une représentation de L’Échange au théâtre de la Colline, mis en scène par Yves Beaunesne, j’avais profité de l’occasion pour lire le texte, et faire ainsi mes premiers pas dans l’œuvre de Paul Claudel. Je n’ai pas pu aller au bout de ma lecture…
THOMAS POLLOCK NAGEOIRE
[…]
Pensez-y, jeune homme! je suis un homme religieux mais si je veux (avec une gravité onctueuse)
Avoir
Une chose,
Vous comprenez? C’est le devoir! il n’y a pas moyen autrement.
Il faut.
Vous êtes Louis Laine et je suis Thomas Pollock!
(L’Échange – deuxième version, acte I, p. 176 de l’édition Folio reprenant celle du Mercure de France de 1964)
Déroutée par une multitude de traits stylistiques qui, pour moi, valaient échardes, je me suis lassée et j’ai abandonné le
livre sur son étagère, sans le terminer. Je ne parvenais pas à m’accommoder de ce curieux mélange de lyrisme, de poésie presque grandiose et de familiarité – voire de trivialité – dans les
répliques, tant au niveau du lexique que des tournures et sans que ce mélange puisse être attaché à un personnage plus qu’à un autre. Il m’était tout aussi impossible de me représenter quelles
pouvaient être les inflexions de ces phrases parfois bizarrement ponctuées, disposées tantôt comme des vers libres, tantôt comme de la prose conversationnelle – même en suivant, mentalement, les
quelques indications de diction très précises données par l’auteur. Je n’entendais rien; un obstacle se dressait entre le texte et moi qui m’empêchait d’être sensible aux enjeux de la pièce et à
ce que pouvaient figurer les personnages.
J’ai alors réalisé qu’une lecture, même silencieuse, n’est jamais muette: l’on accroche toujours, plus ou moins consciemment, une musicalité, un rythme aux mots qu’on déchiffre sur le papier ;
les syllabes chantent dans l’esprit du lecteur. Sourde aux inflexions des phrases de Claudel, je l’étais du même coup au sens de la pièce.
Mais j’étais certaine qu’entendre ces phrases dites par des
comédiens allait me rendre ce sens accessible; de fait, je comptais beaucoup sur le spectacle d’Yves Beaunesne. Ai-je été déçue? Sans doute; bien que je n’aie rien noté de mes impressions sur le
moment, j’entrevois dans un lointain coin de mémoire, en retrouvant aujourd’hui le carton d’invitation coincé dans le livre inachevé, la vague trace grise d’un ennui analogue à celui que m’avait
inspiré la lecture. Je pouvais m’estimer définitivement fâchée sinon avec Claudel, du moins avec cette pièce-là.
Pourtant j’ai répondu sans hésiter à une nouvelle offre m’invitant à assister à une représentation de L’Échange… Évidemment pas par affection pour un texte que, malgré une seconde
approche, je ne parviens décidément pas à pénétrer. Simplement parce
que la pièce était montée par la compagnie des Larrons, dont le travail sur Le jeu de l’amour et du hasard, de Marivaux, puis sur Il faut
qu’une porte soit ouverte ou fermée, de Musset, m’avait enthousiasmée. Et les Larrons m’ont, une fois de plus, enchantée.
Xavier Lemaire a choisi de mettre en scène la deuxième version de la pièce, écrite plus de cinquante ans après la première –
celle, écrit-il dans sa note d’intention née de la volonté de Jean-Louis Barrault. Parce que, poursuit-il, je
la ressens plus essentielle, plus charnelle, plus joueuse, plus théâtrale, bref, plus moderne, avant d’évoquer une certaine paternité de Paul
Claudel sur Tennessee Williams. Je ne saurais commenter ces références – ma culture littéraire et théâtrale limitée ne me le permet pas – ni, bien sûr, la comparaison que le metteur
en scène établit entre les deux versions du texte. Tout au plus puis-je noter que le décor – une modeste cabane de planches, jouxtée d'une balançoire accrochée à un portique et prolongée par des
pontons de bois – répond à ce que suggèrent les didascalies, plutôt vagues (L'Amérique.
Littoral de l'Est) et que les costumes, évoquant la fin du XIXe siècle, sont conformes à ce que propose Claudel concernant la situation chronologique (De préférence quelque temps après la Guerre de Sécession).
La fidélité de Xavier Lemaire à l'auteur s’est étendue jusqu’aux indications de diction: "J’ai tâché de les respecter", me dit-il quand, après la représentation, j’eus le plaisir de converser un peu avec lui. "En essayant de comprendre à chaque fois pourquoi Claudel voulait que telle phrase fût dite de cette façon-là."
Il s’agit donc d’une véritable intériorisation; sans doute est-ce pour cela qu’il a pu guider les comédiens autant que se guider
lui-même dans l’assimilation d’un texte difficile et aboutir à une interprétation d’ensemble aussi magistrale. Car ce ne serait pas assez d’écrire que les comédiens, formidables, portent le
texte: ils le révèlent, et révèlent toutes les complexités des personnages qu’ils incarnent. Par leur jeu, sensuel et pudique, intense et sobre, autant que par leur diction, qui
coule avec un naturel auquel je ne croyais pas qu’il fût possible d’atteindre à partir d’un phrasé aussi retors que celui de Claudel, ils donnent chair, âme et douleur à Marthe, Louis, Leechy et
Thomas.
Tous les comédiens sont magnifiques. J’aimerais néanmoins saluer Isabelle Andréani qui est une Marthe
bouleversante. Elle déploie un jeu varié, richement nuancé, et donne la même puissance, la même sincérité tripale à ses ardeurs possessives d’amante passionnée, à ses déchirements d’amoureuse
jalouse, à sa tristesse de petite fille perdue – elle sait trouver des accents de grande tragédienne au plus fort de sa souffrance, une douce exaltation quand elle regarde les étoiles, et porte
sa voix au seuil de l’effacement quand le désarroi l’étreint. Et, quelle que soit l’émotion qu’elle exprime, jamais un mot n’échappe à l’oreille du spectateur.
Dès les premiers instants, quand le noir inaugural s’est effacé, laissant apparaître le décor, et que Marthe commence à
parler, quelque chose se passe d’indéfinissable qui lie le spectateur à ce qui se joue sur la scène. C’est l’adhésion immédiate, et rien par la suite, ni dans le jeu, ni dans l’énonciation, pas
plus que dans l’environnement scénique ne viendra faire hiatus.
Le souffle discret du ressac berce le spectacle, de légères notes de piano s’égrènent de temps à autre, ponctuant ici et là un mot qui trahit la fêlure, la faille, par laquelle l’effondrement
s’amorce… L’ambiance sonore est en harmonie avec tout le reste: sobre, discrète – mais infiniment juste et qui touche.
Grâce à la compagnie des Larrons, tout ce qui, à la lecture, m’était demeuré indigeste, voire incompréhensible, s’est mis à resplendir de force, d’évidence… Grâce à la mise en scène et à l’interprétation exceptionnelle des quatre comédiens, j’ai oublié mon malaise de lectrice pour ne plus être qu’à mon bonheur de spectatrice. Je n’irai cependant pas jusqu’à dire, comme certains, que les Larrons m’ont fait aimer Claudel car on n’aime pas un auteur à travers un seul de ses textes. Je ne dirai même pas qu’ils m’ont fait aimer L’Échange: cette même pièce entre les mains d’une autre compagnie m’est déjà apparue insipide et ennuyeuse. Mais ils m’ont assurément rendue amoureuse de leur spectacle. Et d’écrire cet article accroît encore l’envie qui déjà se formait quand je quittai la salle de revenir voir cet Échange-là…
L’Échange
Texte de Paul Claudel (2e version)
Mise en scène :
Xavier Lemaire
Avec :
Isabelle Andréani, Grégori Bacquet, Gaëlle Billaut-Danno, Xavier Lemaire
Décor :
Caroline Mexme
Costumes :
Virginie Houdinière
Lumière :
Didier Brun
Musique :
Régis Delboucq
Durée :
1h50
Jusqu’au 3 juillet 2011 au Nouveau théâtre Mouffetard, 73 rue Mouffetard – 75005 Paris.
Réservations au 01.43.31.11.99.
Ce formidable Échange sera ensuite repris à Avignon, dans le cadre du festival "Off", du 8 au 31 juillet 2011 à 10h45 au
théâtre de la Luna. L’on espère que suivront une tournée, et une reprise parisienne…