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25 novembre 2011 5 25 /11 /novembre /2011 10:20

Le texteLe-vicaire_couvTN.jpg

 

Pour écrire Le Vicaire – sa première pièce de théâtre, dont le propos est de questionner le silence que Pie XII conserva tout au long de la Seconde Guerre mondiale en dépit de ce qu’il savait des abominations commises dans les camps de concentrations nazis – Rolf Hochhuth eut une démarche analogue à celle d’un historien bien que son objectif n’ait pas été de produire un drame documentaire, mais une œuvre de fiction. Il s’en explique minutieusement dans une longue postface, les Éclaircissements historiques suivis d’un Épilogue. Il n’est pas d’usage d’alourdir une pièce de théâtre d’un appendice historique, admet-il. Mais comme les événements (…) ont subi une transposition littéraire, il a estimé nécessaire de justifier ses choix et les libertés qu’il s’est octroyées par rapport à la réalité en mentionnant d’une part les documents sur lesquels il s’est appuyé et en expliquant la façon dont ils ont nourri la fiction – surtout en ce qui concerne la création des personnages, qu’ils soient fictifs ou bien empruntés à l’Histoire comme Pie XII, le Nonce de Berlin, Kurt Gerstein, Hirt et Eichmann. Ceci par égard envers les personnes réelles citées dans la pièce et leurs proches qui seraient encore en vie – car la pièce a été écrite en 1959. Il a usé au mieux des possibilités dont il disposait, alors que les documents étaient pour la plupart fort difficiles d’accès: Il va de soi que tous les mémoires, biographies, journaux, correspondances, conversations et minutes de procès de l’époque – dans la mesure où ils ont été rendus publics et se rapportent à notre sujet – ont été étudiés, précise-t-il.

 

Des investigations de Rolf Hochhuth a émergé une œuvre monumentale: cinq actes, des localisations allant du salon de la Nonciature à Berlin aux baraquements d’Auschwitz, des indications entraînant vers des dispositifs scéniques manifestement très complexes, une quarantaine de personnages convoqués… il faudrait bien huit heures, dit-on, pour tout représenter sur une scène. Mais, davantage que l'ampleur du spectacle auquel prépare le texte, c'est la forme de ce dernier qui étonne. L’habituelle succession de répliques, accompagnées d’indications de jeu, de déplacements, est environnée de longs passages narratifs et descriptifs où se décèlent plusieurs niveaux d’énonciation: aux notations valant didascalies se mêlent des paragraphes quasi romanesques, d’autres que l’on dirait nés de la plume d’un documentariste, d’autres enfin où l’auteur se distancie de son travail et scrute ses gestes d’écrivain autant que ses personnages, à la manière d’un entomologiste. Les didascalies elles-mêmes sont frappantes qui, souvent, dépassent leur fonction purement indicative et s'agrémentent d’une délectable comparaison – par exemple celle-ci, décrivant le ton que doit adopter, à un certain moment, le Cardinal: (avec une satisfaction gourmande, les mots lui fondent dans la bouche comme des huîtres:).  

En plus de la postface de Rolf Hochhuth, l’édition française comporte un avant-propos signé Erwin Piscator, qui fut le premier à monter Le Vicaire à Berlin, en 1963. Il écrit notamment que c'est Une pièce peu banale, écrasante, stimulante, grande et nécessaire puis, un peu plus loin: Une pièce "totale" pour un théâtre "total". Il opéra pourtant des coupes, estimant que le théâtre, l’idée qu’a la société du théâtre ne sont pas à la mesure de cette pièce, au moins pour l’instant. Sans doute ne le sont-ils toujours pas: il semble qu’à ce jour, la pièce n’ait jamais été montée dans son intégralité et que toutes les représentations aient reposé sur des versions abrégées. En coupant un texte on est par définition infidèle à l’auteur. Ce qui ne veut pas dire irrespectueux ni traître: réduire peut même aider à faire jaillir le sens, et sans simplifier. Je crois que c’est exactement à cela qu’est parvenu Jean-Paul Tribout par ses choix qui ramènent ce monument théâtral à un spectacle d’un peu moins de deux heures, réunissant sept personnages principaux – Kurt Gerstein, le Nonce de Berlin, Le comte Fontana, son fils Riccardo, le Cardinal, Pie XII, le Père général – et quelques rôles secondaires (des récitants prenant en charge une partie du récit, Jacobson, un jeune Juif caché par Gerstein, etc.) qu'incarnent sept comédiens.

 

 

Le spectacle

 

L’argument est resserré autour des actions que mène l’officier SS Kurt Gerstein pour obtenir du pape qu’il intervienne auprès d’Hitler afin que soit mis un terme aux déportations et aux exécutions massives perpétrées dans les camps de concentration nazis, lesquelles visent essentiellement les Juifs. Ses tentatives se heurtent aux priorités "diplomatiques" avancées par les différents dignitaires auxquels il s’adresse, mais il parvient à éveiller la conscience de Riccardo Fontana, un prêtre déjà secrétaire d’État au Vatican à 26 ans et qui, en un geste sublime, rejoindra les Juifs dans leur martyre.

Parmi les motivations qui l’ont incité à monter aujourd’hui le texte de Rolf Hochhuth, Jean-Paul Tribout cite le processus de béatification de Pie XII initié par le Vatican et précise, dans la note qu’il a rédigée pour le dossier de presse de la pièce, qu’avec un texte et un sujet comme Le Vicaire, le propos principal de la mise en scène est de faire entendre au mieux toutes les nuances, tous les arguments antagonistes de la pièce d’Hohchuth, de défendre tous les personnages, d’éviter à toute force la caricature, la dramatisation, le pathos.

Ces intentions s’expriment pleinement, sans faille, tout au long de la représentation: ce sont les noueuses complexités des situations et des consciences qui sont rendues sensibles, sous la surface des actes et des paroles. Et en effet, personne ne paraît ni glorifié, ni condamné sans appel. Pas même Pie XII dont on attend qu’il proteste et qui se borne à prier, ni le Cardinal à qui le dramaturge allemand a prêté une "stalinophobie" maniaque qu’il aurait été facile de caricaturer et que Claude Aufaure retient au bord de cet écueil – excellent Claude Aufaure, tour à tour cynique, onctueux, inquiétant quand sa voix s’assourdit et descend dans ses profondeurs les plus graves, comique quand il la rend légère en souriant de la bouche et des yeux pour louer la finesse des mets habituellement servis à la atble des Fontana… Mais tous les comédiens sont merveilleux. 

 

Le-Vicaire_aff.TN.jpg

Les cadavres nus restent là comme des colonnes de basalte 

(…) C’est ainsi que Kurt Gerstein décrit les corps des prisonniers exécutés quand, lors de la première scène, il force l’entrée du bureau du Nonce apostolique à Berlin. Cette comparaison est de ces formules fulgurantes qui font saillie à la seule écoute – Gerstein encore: On ne peut éventrer les dictatures que de l’intérieur et, un peu plus loin: La conscience est une entité extrêmement problématique; Jacobson, après avoir appris que ses parents ont été arrêtés: La haine nous aide à tenir debout. Maintenant je ne peux plus tomber. Et beaucoup d'autres encore que l'on retient sans avoir lu le texte. Mais les colonnes de basalte se sont mieux imposées à ma mémoire parce qu’aussitôt après avoir entendu ces mots je me suis dit qu’ils avaient très probablement inspiré Amélie Tribout pour la conception du décor. De l’environnement, devrais-je plutôt écrire car il n’y a pour ainsi dire pas de "décor" mais un plateau quasi nu, dont chaque élément concourt à générer de l’ombre: le fond de scène est en partie fermé par de hautes parois rectangulaires noires et luisantes que prolonge, sur le sol noir lui aussi, un quadrilatère transparent où se réfléchissent les silhouettes et crissent les semelles – la "place narrative" si l’on veut, où tout se noue tandis qu’en dehors d’elle se tiennent les récitants; de chaque côté sont installées des chaises translucides – comme s'il fallait atténuer leur présence –  que l’on invitera dans le récit selon les besoins. Un dénuement bien pensé qui laisse l’attention se concentrer tout entière sur les mots, les gestes, les inflexions de voix.

 

Quant aux costumes, tous sont noirs – sauf celui du pape – et tous identiques – sauf celui de Jacobson – à quelques détails près qui distinguent les personnages (un col de prêtre pour Riccardo, une calotte pourpre pour le Cardinal…). Peut-être cela signale-t-il qu’au-delà de leurs fonctions, ils ont tous à regarder les mêmes atrocités et à se déterminer par rapport à elles. Ces costumes en tout cas, qui se fondent dans l’ombre instaurée sur le plateau, ont pour vertu de mettre en valeur les visages et les mains, lieux de tout un langage non verbal parlé ici avec autant de justesse que sont dites les paroles.

De Pie XII, de ses actes et de ses proclamations il ne cesse d’être question; on espère en lui – il n’apparaît qu’à la fin. Comme la succession des scènes et des dialogues conduit vers l’apparition du Souverain Pontife le décor semble conçu pour que brille sa lumière – car du Pape on attend la lumière: sa protestation officielle. Qui ne viendra pas. Seule s’élèvera une prière, tandis que, en fond de scène, tout contre les stèles qui ferment l’espace, Riccardo Fontana accroche à sa poitrine l’étoile de David. Final sublime.
Pas un silence dont on se dit qu’il s’éternise mal à propos ou, au contraire, qu’il se rompt trop vite; pas un mouvement qui s’embourbe ou s’emballe – de bout en bout le rythme est impeccablement juste, et les intonations, et les postures… Applaudir ne suffit pas, il faut se lever pour saluer comme ils le méritent comédiens, metteur en scène, et tous ceux qui ont contribué à l’élaboration de ce spectacle. 

 

Quand, sur le plateau, se perçoit non pas une harmonie ou un équilibre car la signifiance peut être portée par le déséquilibre ou la dysharmonie, mais une synergie entre l’interprétation, le décor et la mise en scène qui fait resplendir le texte, je me sens autorisée à écrire qu’un spectacle théâtral est réussi. Pour avoir perçu une synergie de cette qualité-là dans cette adaptation du Vicaire, je ne puis que la qualifier de très belle réussite. De plus, elle s’offre d’emblée au public: dès les premiers instants on est happé, puis enveloppé par ce qui se passe sur la scène et, jusqu’au noir final, l’attention demeure en tension constante; l'on comprend sans mal les enjeux qui s’exposent, même si l'on manque de culture historique et que l'on n'a pas pris le temps de lire au préalable les brefs jalons fournis par le programme. 

 

La pièce n'apportera probablement pas aujourd'hui autant d'informations qu'au moment de sa création – en cinquante ans, de nouvelles archives ont été exhumées, des témoignages enregistrés, l’exploration de la période nazie et de la Seconde Guerre mondiale a progressé de même que la mise à disposition des documents: on peut mieux scruter jusqu’aux tréfonds les aspects les plus troubles, les plus dérangeants, de ces années terribles même si d’épaisses couches d’ombre sont encore à creuser. Mais les plaies sont encore vives, et le texte de Rolf Hochhuth n'a pas fini d'attiser des polémiques, à en croire cet article découvert par hasard sur le site de France Culture qui, soit dit en passant, concerne essentiellement deux autres pièces, Sur le concept du visage du fils de Dieu, de Romeo Castellucci et Golgota Picnic, de Rodrigo Garcia. Ce texte a, je crois, une autre force: par-delà le périmètre défini des événements historiques dont il traite il questionne des universaux humains, de ces dilemmes terribles que sous-tendent d'insupportables déchirements. La pièce telle que montée par Jean-Paul Tribout les montre magnifiquement. Grâce à la mise en scène et à l’interprétation, elle touche, et atteint chaque spectateur dans ses profondeurs. Chacun sent remuer en lui quelque chose qui modifie, fût-ce imperceptiblement, le rapport qu'il a au monde et à autrui. L'on tire leçon de ce spectacle parce qu'il provoque ce remuement intime où réside le véritable enseignement – car je ne pense pas que l’on puisse apprendre sans être (é)mû. Si le théâtre m’apparaît comme le meilleur vecteur de cet enseignement c'est parce que, vécu dans un même espace-temps par le spectateur et les acteurs, il peut faire naître cette émotion unique par laquelle est réveillé le sens d'un texte. Là, seulement là, au-delà de l’intellect, peuvent s’enraciner puis s’épanouir durablement les leçons du sens. C’est en ce lieu obscur, un peu secret dont on ne soupçonne pas toujours l’existence, qu’emmène ce Vicaire-là un superbe moment théâtral qui magnifie une leçon humaine. 

 

 

Le Vicaire
Texte de Rolf Hochhuth (traduit de l’allemand par F. Martin et J. Amsler. Publié aux éditions du Seuil).
Mise en scène et adaptation:
Jean-Paul Tribout, assisté de Xavier Simonin
Avec:
Claude Aufaure, Mathieu Bisson, Emmanuel Dechartre, Éric Herson-Macarel, Laurent Richard, Xavier Simonin, Jean-Paul Tribout
Décor et accessoires:
Amélie Tribout
Costumes:
Aurore Popineau
Lumières:
Philippe Lacombe
Durée:
1h45
 
Jusqu’au 31 décembre 2011 au Théâtre 14 – Jean-Marie Serreau (20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris). Représentations à 20h30 les mardis, vendredis et samedis; à 19 heures les mercredis et jeudis; matinée le samedi à 16 heures. Réservations au 01.45.49.77.

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