À moins qu’il faille parler de sculpture vivante? J’avoue ne pas vraiment savoir comment qualifier au plus juste ces Cendres, fascinant solo interprété par Gilles Coullet qui emprunte à la fois au mime et à la danse, où l’on sent une extrême maîtrise, de soi et de tout ce qui se joue dans l’espace scénique. Dès les premières minutes l’émotion est immense et l’attention frappée par l’absolue perfection du mouvement – sa lenteur, la ténuité des imperceptibles secousses qui de-ci de-là vont fugitivement en altérer la fluidité… Et par cette pénombre hypnotique sur laquelle des lumières aux variations subtiles se brodent comme des motifs au fil d’or ou d’argent sur du velours noir – des lumières qui sculptent admirablement les matières et les modifications dont elles sont animées au rythme des sons qui bruissent, soufflent… et transforment la salle en un immense cocon palpitant de vie.
L’on ne voit d’abord, dans l’ombre tout emplie d’une haleine de
mer, qu’un grand drap étendu au sol finement plissé avec, dessous, quelque chose. Un volume parfaitement immobile, impossible à identifier. Peu à peu le volume change, s’altère, se
dresse, s’affaisse puis se redresse – il vit. Des formes se succèdent, se déploient… si étonnantes qu’on ne peut deviner ce qui les engendre – un corps? Deux peut-être? Magnifiées par les jeux de
plissures qui courent à la surface de l’étoffe elles sont ciselées, creusées par de savants éclairages mis en valeur par la pénombre environnante… Des soubresauts, des répits, parfois des
convulsions font se mouvoir le drap… jusqu’à la déchirure. De la fissure ouverte sort un être dressé sur ses deux jambes, portant costume et chapeau, un parapluie dans une main un attaché-case
dans l’autre. Mais ces oripeaux habillent une créature sans visage qui semble promise à se dissoudre si l’on ôte le vêtement. Cette créature pourtant vit, et vibre. Puis tout d’un
coup, comme si elle n’avait été qu’un brouillon raté, elle éclate. Ou, putôt, elle rue dans son costume, le déchire telle une enveloppe devenue trop étroite. Émerge alors une corporéité tenue par les
contours imprécis d'une large poche de tissu – à nouveau l’indéterminé des débuts qui bouge, semble explorer ce qu’il est et ce dont il est capable pour, lui aussi, se rompre.
Et la gangue souple, fluide, qui s’ouvre à son tour livre passage au corps quasi nu du danseur, un corps parfait – je veux dire un corps en pleine possession de ses moyens, tout en souplesse harmonieuse, apte à l'immobilité totale autant qu'au bond, à la reptation, à l'infime frémissement. Ce corps aux mouvements si sûrs, si légers, m’a paru incarner une sérénité enfin atteinte dans le monde tel qu’il est. Et c’est en riant que le danseur quitte le plateau. Son grand rire clair sonne comme un lever de soleil tandis que le noir retombe dans la salle, signifiant que le spectacle est fini…
De ces quatre cycles qui se sont ainsi déroulés on a
spontanément envie de dire qu’ils retracent l’évolution humaine. Et puis on réalise que c’est aller au plus court – au trop court… L’historien de l’art Michael Bockemühl a sous-titré un
de ses livres, consacré à Rembrandt, "Das Rätsel der Erscheinung" qui a été traduit en français par "Le Mystère de l’apparition", une expression qu’Hubert Haddad a employée comme
synonyme de naissance pour l’opposer au scandale de la disparition – la mort. Il me semble que c’est ce mystère-là qu'exprime le solo
de Gilles Coullet. Le rire puissant mais apaisé que l'on entend à la fin n'est pas le signe de la réponse trouvée mais celui d’une réconciliation avec l’Énigme, qui a cessé, malgré son insondable
obscurité, d’être source d’angoisse.
Cendres
Solo créé et interprété par Gilles Coullet
Collaboration artistique:
Benoît Théberge
Montage sonore:
Gilles Coullet
Durée:
1h15 environ
Deux représentations données les 27 et 28 mai 2011 au Théâtre du Lierre, du temps où vivait encore ce lieu merveilleux au 22 de
la rue du Chevaleret, dans le 13e arrondissement de Paris...
NB – Gilles Coullet est le fondateur de la compagnie Le Corps sauvage.
Lire ici la transcription de l'entretien qu'il m'a accordé le 28 avril.