Pour moi dont la culture musicale avoisine le zéro absolu, le nom de Salieri n’est rien autre qu’une ombre vague accolée au nom de Mozart, rescapée sans doute des quelques rudiments d’histoire de la musique que l’on m’a enseignés à l’école et dont j’ai gardé quelques restes loin enfouis. Je ne connais pas davantage la nouvelle de Pouchkine, "Mozart et Salieri", dont Jean Hache s’est paraît-il inspiré pour écrire sa pièce Salieri, le mal-aimé de Dieu. Pourtant je n’ai pas hésité à demander une invitation en découvrant qu’il y en avait à disposition dans le n° 193 de la gazette En attendant…* – la lecture de la brève présentation figurant sur le site du Lucernaire avait suffi à piquer mon intérêt. Et ce à quoi j’ai assisté m’a véritablement comblée…
Des volets de bois tout écaillés entrouverts sur de solides barreaux ferment chaque côté de la scène et encadrent un mobilier rudimentaire – un banc, une bassine, un guéridon… C’est la chambre d’asile où Salieri vit ses dernières années. Lorsque celui-ci paraît, le spectateur le découvre vieilli et débraillé, s’apprêtant à prendre un bain de pied. Il est vêtu d’une chemise à jabot de dentelle dont le décolleté n’est pas fermé et qui pend par-dessus une culotte portée sans bas. Son corps est maigre, légèrement voûté, son visage émacié; ses traits sont taillés à la serpe, creusés par des restes de céruse accrochés çà et là tels les vestiges d’une splendeur passée qui affleure, encore, dans le gilet brodé qu’à un moment il enfile, dont les riches motifs font pâlir davantage les tristes habits qu’il couvre en partie. Ses premiers mots sont empreints de lassitude – tout est fatigué: l’homme, les vêtements, le décor… Il vient d’être visité par deux de ses anciens élèves, Schubert et Beethoven. Cela le ramène en arrière; il se rappelle son passé. Peu à peu c’est un autre musicien, mort déjà, qui finit par occuper presque toutes ses pensées: Mozart. Mozart qui, parfois, lui donne la réplique – une voix off – avec autant de vigueur que s’il était là en chair et en os.
Salieri évoque ses origines, sa carrière, sa musique, son appétit sensuel grand encore qui lui fait trouver accorte la veuve de Mozart et regretter telle ancienne maîtresse – tendre fantôme suggéré par une silhouette qu’esquissent, encoignée derrière les barreaux, peut-être des rameaux desséchés ou bien des lambeaux d’étoffe, on ne sait pas très bien… Il parle de lui, mais surtout de Mozart, oscillant sans cesse, à l’égard de celui-ci, entre aigreur et admiration ardente – non, plutôt qu’oscillation entre ces deux pôles il faudrait parler de l’expression d’un sentiment complexe où, à la reconnaissance du génie mozartien et à la jalousie se mêle une mésestime de soi n’allant pas sans la conscience d’avoir tout de même du talent, à quoi s’ajoute une sorte de pitié envers un jeune prodige transformé en singe savant par son père… Comme Jean Hache excelle à dire tout cela! Outre que le texte est d’une extrême finesse, le jeu et l'élocution sont admirablement modulés. Les phrases sont si excellemment écrites et dites que, sans avoir pu les lire – je n'ai pas eu entre les mains le texte de la pièce, qui n'a sans doute pas encore été publié – quelques-unes me sont restées gravées en mémoire. À propos de Mozart, par exemple: Tout son être était musique (...) juste occupé à mettre ensemble des notes qui s'aiment, comme il disait. Puis, plus tard, après avoir évoqué sa mort: Quelle dérision! Le génie devenu marchandise ! Mais au moins on se souvient de lui… Et enfin cet ultime aveu d'admiration, qui clôt le spectacle avec un peu, encore, de cet humour qui le parcourt tout entier: L’heure de la soupe… Avec la musique de Mozart c’est ce que je préfère!
Tour à tour cynique, cinglant, pathétique, lubrique, geignard, imprécateur… le comédien incarne un Salieri animé d'émotions très diverses dont toutes les nuances sont exprimées. Le jeu est intense, la diction précise et juste qui donne à chaque mot, prononcé à la perfection et vibrant d’émotivité, sa plénitude! Habité par son personnage, Jean Hache irradie d’une présence magnétique. À travers la voix de Salieri c’est, au fond, un grand hommage qu’il rend à Mozart et, surtout, à la Musique.
Texte délectable, diction parfaite, interprétation magistrale, mise en scène remarquable: c'est un superbe moment théâtral dont on peut jouir sans rien savoir de la musique ni de ceux qui la font. Si, en revanche, on est mélomane averti, et fin connaisseur de cette page d'histoire où se croisent Salieri, Mozart, Bach, Schubert, Beethoven... alors sans doute aura-t-on l'impression de toucher au paradis. Si Salieri est convaincu de n'avoir pas été aimé de Dieu, il ne fait aucun doute que l'auteur-interprète a, lui, bel et bien été touché par quelque Grâce...
Salieri, le mal-aimé de Dieu
Texte de Jean Hache
Mise en scène:
Jean Hache et Roland Hergault
Avec:
Jean Hache (Salieri) et la voix d'Emmanuel Ray (Mozart)
Son:
Jean-Michel Oberland
Lumières:
Roland Hergault
Costumes:
Ateliers de la Dame à la Licorne
Durée:
1 heure 10
Du mardi au samedi à 18h30 jusqu'au 27 août.
"Théâtre rouge" du Lucernaire - Centre national d'art et d'essai, 53 rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris Tél. : 01 45 44 57 34.
* Encore une soirée théâtrale que je dois à la gazette En attendant..., de Pierre François – cette lettre
hebdomadaire envoyée le mardi par voie électronique et à laquelle on s'abonne gratuitement en s'inscrivant à earedac@maktoob.com. Chaque semaine une trentaine d'invitations en
tout permettent de découvrir quatre ou cinq spectacles. Et deux courtes chroniques, l'une théâtrale, l'autre traitant d'une exposition, achèvent d'attiser les curiosités.