Jusque-là, de Jean Malaquais (1908-1998), le lecteur contemporain avait surtout eu accès, grâce aux éditions Phébus, aux romans, dont le plus fameux demeure sans doute Les Javanais, chef-d’œuvre
de verve tour à tour drôle et funèbre (1). Salué à sa sortie, en 1939, par un André Gide très enthousiaste et couronné par le prix Renaudot, ce livre inaugural se veut la chronique tragi-comique
de la vie d’une colonie minière du sud de la France, tout près de Vaugelas, en Provence. De son vrai nom Jan Malacki, ce juif polonais natif de Varsovie est fondamentalement un étranger. Comme
les personnages de son premier essai romanesque, c’est un métèque, un "Javanais", animé par la soif de voyager. Venant des quatre coins du monde, ces esclaves de la mine sont avant tout des
voyageurs dans l’âme, qui n’ont qu’une aspiration : le grand ailleurs…
Partir… À toutes heures de leur vie ils étaient en partance, étaient en plein marathon intersidéral – debout, couchés, sur terre, sous terre (2).
Tous, ils ont le vague des horizons mirobolants (3) qui embue leur regard.
Il en sera de même pour les héros des différentes nouvelles réunies sous le titre Coups de barre en 1944 et que rééditent fort judicieusement les éditions du
Cherche-Midi (4). Plus encore peut-être qu’un de ses romans, cet ouvrage donne pleinement la mesure de l’étendue de la palette émotionnelle de l’écrivain Malaquais. Dans cet ensemble de sept
récits de longueur variable, l’auteur passe en effet allègrement de la farce au tragique le plus sombre, sans jamais se déprendre d’une sourde mélancolie. Même dans une nouvelle résolument drôle
comme "Tu as tué Mimiq (5)", qui joue beaucoup sur la mécanique du comique, affleure une tristesse difficilement étouffée. Et que dire du "Marchand de balais (6)", qui nous conte sur le mode
joyeux les aventures du jeune Vladimir, cet adolescent sans le sou et affamé, qu’une femme mure, Madame Hélène, décide de prendre sous son aile ? Ce qui s’annonçait comme une histoire légère,
tourne bientôt à l’horreur pour le jeune Vladimir lorsqu’un matin sa bienfaitrice le contraint à la rejoindre dans le lit qu’elle partage avec son enfant endormi, le petit Jacques. Dans une lutte
affreuse et muette l’adolescent, incapable de protester de peur que l’enfant ne se réveille, se fait violer.
C’en était fait de mon adolescence. J’étais devenu, j’étais devenu adulte, d’un seul élan, comme on meurt d’une syncope (7).
Il y a dans cette scène de viol vue à travers les yeux de la
victime une dimension proprement monstrueuse, qu’accentue le mutisme des protagonistes. Madame Hélène devient une créature en rut qui n’a plus rien d’humain :
Tout de suite elle se plaqua contre moi de tout son corps d’animal en chaleur ; elle s’affairait, se trémoussait,
ahanait, gigotait, suait, gémissait ; elle ne disait rien, respirant seulement avec oppression, comme si elle abattait un arbre, comme si elle
combattait un dragon (8)…
Par le jeu des images, le réalisme quasi naturaliste se fait quelque peu hallucinatoire, pour ne pas dire cauchemardesque. Cette distorsion de la réalité se retrouve de manière plus évidente
encore dans la nouvelle intitulée "Garry (9)", jusqu’à parfois déboucher sur une forme de fantasmagorie onirique. Soudain les tracteurs McCormick se transforment, la nuit venue, en des
êtres fabuleux et inquiétants qui troublent le sommeil de deux aides-fermiers :
Se remorquant l’un l’autre à la manière des chenilles, ils avaient gravi l’échelle, essayant à toute force de grimper dans nos couches, chaque machine vers son
conducteur respectif ; c’était une véritable passion ardente et jalouse, totalitaire en somme. Parfois, peut-être à cause de l’obscurité, elles se trompaient de couchette, la machine de Garry
montait sur moi, la mienne sur Garry, mais la méprise ne durait guère [...] (10)
C’est toutefois dans les trois dernières nouvelles du recueil – de loin les plus noires –, que l’écrivain témoigne le mieux de son très grand talent de conteur. Avec les deux récits intitulés "Il Piemonte (11)" et "El Valiente (12)", le lecteur pénètre pleinement dans l’Aventure ; enfin les personnages de Jean Malaquais prennent le large, réalisent leur rêve de départ, satisfont leur désir d’ailleurs. Mais à chaque fois, hélas, le voyage en mer se révèle tout sauf idyllique. Persuadés d’être tous en route pour l’Eldorado et ses annexes (13), ces marins de fortune ne trouveront au bout de leur périple que la folie et la mort. Dans ces deux nouvelles, l’auteur laisse libre cours aux sortilèges de son écriture visionnaire, conférant à certaines scènes une authentique inquiétante étrangeté qui imprègne durablement la mémoire et l’imagination du lecteur. Il règne en effet de manière palpable sur ces histoires de mer et de mort un climat d’angoisse fantastique proche de celui que l’on retrouvera quelques années plus tard dans Les Tortues (1956), ce terrible chef-d’œuvre de Loys Masson. Quant au récit qui clôt Coups de barre, "Marianka (14)", il constitue sans aucun doute une des pages les plus puissantes de l’œuvre de Malaquais qui, à travers cette histoire du martyre de tout un village juif ukrainien, concentre jusqu’à l’insupportable sa vision d’un monde en proie à l’absurdité tragique.
NOTES
(1) Outre Les Javanais, Phébus a réédité ces dernières années Planète sans visa (1947), et Le Gaffeur (1953).
(2) Jean Malaquais, Les Javanais, 1939. Réédition revue et corrigée : Phébus, collection "Libretto", n° 12, 1998, p. 219.
(3) Ibid., p. 18.
(4) Jean Malaquais, Coups de barre, 1944. Réédition : Le Cherche-Midi, 2008, 291 p.
(5) Jean Malaquais, "Tu as tué Mimiq !", ibid., pp. 73-97.
(6) Jean Malaquais, "Le Marchand de balais", ibid., pp. 37-72.
(7) Ibid., p. 65.
(8) Ibid., p. 64-65.
(9) Jean Malaquais, "Garry", ibid., p. 99-121.
(10) Ibid., p. 105-106.
(11) Jean Malaquais, "Il Piemonte", ibid., pp. 123-178.
(12) Jean Malaquais, "El Valiente", ibid., pp. 181-259.
(13) Ibid., p. 195.
(14) Jean Malaquais, "Marianka", ibid., pp. 261-290.
Éric Vauthier
Jean Malaquais, Coups de barre (récits), Le Cherche-Midi, 2008, 291 p. – 18,00 €.