Jean Claude Bologne, Le Marchand d'anges, Le Grand Miroir coll. "Contes", janvier 2008,
168 p. - 15,00 €.
Vendre, acheter des anges, est-ce si difficile ? Jean Claude Bologne y parvient aisément semble-t-il,
et en cela il fait plaisir aux enfants. Le marché aux anges a lieu le dimanche. Il y a ceux qui les voient, les anges, et les angelines peut-être aussi. Qui a prétendu que ces créatures
ailées étaient d’un sexe autre, ou incertain, ou inexistant ? Il y aura toujours aussi ceux qui ne les verront pas, parce qu’ils ne voient rien et ne font que regarder le monde tel qu’il est en
apparence. Ceux qui s’en tiennent aux apparences.
Or, en seize
nouvelles, et sans qu’il soit une seconde question de théories ou de disputes stériles, ce magnifique recueil nous la pose bien la vraie question : n’est–il qu’un seul paysage à regarder ici-bas
? Celui que nous avons sous les yeux ? L’imaginaire - par le truchement actif de notre "faculté imaginatoire" comme eût dit Rabelais - , que consciemment ou non il nous arrive de réprimer,
de tenir en laisse comme un chiot fugueur, fait-il ou non partie de ce réel où nous voulons vivre exclusivement, en gens sérieux et responsables ? Eh bien, que les gens sérieux et responsables
mangent leur chapeau (surtout s’ils n’en portent pas ! leur chapeau imaginaire donc, le plus digeste en somme…) et, lisant les récits, contes, légendes, voire les fables et fictions de ce
recueil, qu’ils se convainquent de l’existence d’autres mondes au-delà du monde, d’autres lieux, d’autres temps aussi indispensables à leur vie que l’air, l’eau, la nourriture, et la pensée s’il
est possible.
Fiction, ai-je dit ? Mais enfin, le terme est sans doute un abus de langage, un outil de peu
d’intérêt si nous parvenons à faire entrer notre faculté imaginative dans la réalité vécue, au lieu de l’en séparer par une néfaste et paresseuse habitude : sans cette faculté qui nous porte à
fictionner, pourrions-nous être réellement, je veux dire par là être autre chose que des mécanismes physiques et psychiques programmés dans la durée et dissécables par la
science ? Bref, pourrions-nous être humains, tout simplement ?
Les plaisirs que nous dispense Le Marchand d’anges nous disent que non. Ils sont multiples et de
registres divers. Parmi les plus vifs, on éprouvera, dans "Les trois pierres", cette certitude profonde que les pierres de bonheur, de douleur, de silence (qui roule d’elle-même) sont celles avec
lesquelles nous construisons l’édifice de notre vie, et que pareils à Jehan, le tailleur de pierres d’autrefois, nous les façonnons de nos mains, inaugurant une vie nouvelle et inédite à chaque
fois, celle d’Adam peut-être…
Avec "Le regard du
Dragon", revisitons la sainte légende de Georges, le preux chevalier transperçant le Malin sous les apparences du reptile monstrueux : où est le mal, en vérité ? Où est la vérité ? La rencontre
d’une princesse de vingt ans change les perspectives, surtout si le regard de la Bête n’est que "le reflet du sien". La légende, en entrant dans le conte, ouvre d’autres chemins, où le sang qui
s’écoule n’est pas celui de la mort seule, où se dressent sur l’horizon les bûchers du soleil.
"Le caméléon" conduira-t-il le lecteur prêt à se mettre en marche tel un enfant, vers le bonheur et le sens ? Il l’emmènera ailleurs, c’est certain, dans sa propre pensée, id est la pensée de soi
dans le courant de la vie. Dans "L’amour sidéral", si le petit Marco avoue à Don Abondo : "J’ai fait l’amour avec une Martienne", devrons-nous le croire ? En tout cas, le Malin, qui
ne doute de rien, attaque tous azimuts. Les piliers de l’Église, la foi et la pureté, sont ébranlés. Qui ne voudra alors, au prix du retour de l’innocence, éviter le sacrilège et faire l’amour
avec une Martienne ? Dans un registre approchant, "Ce que la femme apprend à l’homme" est-il aussi innocent qu’on pourrait le penser ? Le nouvelliste, en invitant Enkidou, l’archétype
du mâle assez peu dégrossi de l’épopée akkadienne, en compagnie du comte Giacomo et de la comtesse Margarita, nous accompagne sur le chemin toujours à refaire des apprentissages des plaisirs de
l’amour…
Je ne voudrais pas déflorer entièrement ce livre du songe et du sens où nous entraîne Jean Claude
Bologne, aussi irai-je à plus grandes enjambées : "Goukouni et la déesse de la source", sous des dehors de conte africain, est la quête de Goukouni que, dans une épreuve initiatique
sauvage, mais toute semblable à celle qu’affrontaient les chevaliers des légendes, lui imposent les Génies de la savane. Un Dieu bricoleur, ami de la technologie de pointe et créateur
d’un nouveau Paradis hi-fi numérisé, paraîtra à beaucoup bien plus vraisemblable que les solennelles figures des grands textes de la Révélation !
Dans "Le retour",
on verra en quels termes se pose la question insoluble du voyage ferroviaire et de tout voyage en somme. Parmi les plus belles fables du recueil, "La légende d’Égide l’Hagiophage" est faite pour
emporter l’esprit jusque dans cette histoire et légende de l’Espagne hispano-musulmane de la Reconquête. C’est toute une vision d’antan qui se propose au lecteur dans le combat qu’autour d’une
momie - la relique de saint Jacques -, se livrent frère Jaime, la chrétienté incarnée, l’abbé Horace qui règne benoîtement sur l’abbaye, et frère Déodat, le Maure bien ou mal converti… Entre
démonisme et sainteté, savoirs et ignorances,les narrateurs alternés évoquent un univers de pleine ampleur avec ses parfums de guerre des religions, sa belle, généreuse et impitoyable histoire,
ses croyances, sa science certaine ou incertaine,ses superstitions, ses quêtes spirituelles dans les frémissements du doute et de la foi… Plus loin, "Le Siège", celui d’une ville en forme de
parfait quadrilatère, est une nouvelle étonnante, ou une étonnante épure, une démonstration logique de la pente où tend toute quête, de la fin ultime de toute chose, à quoi mieux vaut s’être un
brin préparé…
Les nouvelles auxquelles je ne veux pas faire allusion réserveront bien des surprises au lecteur.
Je crois en avoir assez dit pour que le "pas tout dit" (comment fait-on, d’ailleurs, pour tout dire ?) pose son interrogation et les tentations subséquentes. À tous ceux qui liront l’ultime
nouvelle du recueil, "Tourner la page", je puis assurer en toute certitude que Cornélius Farouk, le "rétrovirus" de la littérature, l’"évanescent" personnage qu’ils ont un jour rencontré, qu’ils
cherchent dans tous les livres où ils l’ont croisé sans jamais le retrouver, je l’ai rencontré, moi, au Reform-Club, qu’à Londres fréquentait Philéas Fogg ! Les deux hommes, du genre
taciturne, se parlaient à peine. Cornélius fumait des Gran Corona qu’on lui livrait de Cuba, et, en avance sur son temps, buvait du whisky frappé où il faisait verser une larme de vodka. L’ayant
cherché dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, j’ai eu la douloureuse surprise d’apprendre qu’on l’avait vu pour la dernière fois sur le Pequod du capitaine Achab.
Michel Host