Les pages qui suivent font office de
postface au recueil Salines, de Cathy Garcia, paru aux éditions À tire d’ailes, en 2007.
Il n’est pas de
faux-semblants, ni dans le dire, ni dans l’image, ni dans la trajectoire chez Cathy Garcia, et moins
qu’ailleurs peut-être dans Salines. Ce beau titre assume une amplitude et un regard qui,
d’emblée, nous rapprochent de la mer et du vent, de la peau chargée des odeurs chaudes de l’amour, et,
pour tout dire, d’un élan vital originel, celui que Cathy Garcia sait cueillir aujourd’hui encore, avec
toute son énergie, sa puissance, parmi notre monde qui se le dissimule peut-être derrière les écrans de
fumée de la pollution des esprits, sous le voile d’une bienséance digne des hypocrisies bourgeoises
anciennes, monde dont les échappatoires vont au "porno" pauvre qui, mis en image ou en mots, passe pour
liberté.
La liberté poétique intérieure est d’une tout autre matière : c’est l’élément moteur, astral
et magnétique qui, s’il déstabilise les centres émotionnels, rétablit l’âme humaine dans les beautés
et les grandeurs terrestres. Le recueil s’ouvre sur une étonnante affirmation des multiples facettes
de la féminité, énumération à la façon de Rabelais, moins impudique que gonflée des sèves de
la séduction et de son chant. Et, dans la foulée, cette ostentation de l’être féminin –
totalement féminin –, entièrement soi, protéiforme et, comme dans une fierté coulant de source, ancrée
dans la blancheur, la saveur et l’éclat du sel !
Je suis femme
Unique multiple
Je suis la grande saline
Cela, pourtant, manquerait beaucoup de sel si ne se présentaient, comme sur l’éventail historié d’une
belle madrilène, ou dans une tapisserie du paradis d’avant l’humiliation des chutes et des divins
opprobres, les véritables fortunes, les bonheurs, et même les joies, de s’établir, fût-ce pour un
temps limité, dans le monde des vivants. Cette fondation n’est pas une conquête, pas davantage une
revanche – ce serait comme de vouloir installer les bonheurs sur les combats et les guerres, sur
les obscurantismes qui, eux, ne désarment jamais – mais une position de naissance, en quelque
sorte, parce qu’être femme c’est cela, ni plus ni moins, c’est être dans la germination,
l’efflorescence, l’offrande et le plaisir :
j’aime à fleurir
clandestinement
m’ouvrir à des nuits étoilées de plaisir
éclater sous la brûlure d’un soleil mâle
Comment ne pas se sentir envahi quoique pleinement en accord, emporté par la mélodie d’un grand Pan retrouvé, revenu d’une éternelle absence, celui dont Michelet pleurait la disparition aux rivages de
l’Égée après que s’y fut enraciné le moralisme judéo-chrétien ? Quel plaisir donc - et le mot est
charnu, gorgé comme fruit à la fin de l’été – de lire, de dire ces vers libres de leur pleine
liberté, ces cadences brèves et longues tirées par les vents des désirs et des effrois ! Salines, avec ses
poèmes, ses images, ses raccourcis parfois sauvages, par l’innocence non dépourvue de ruses et de
subtilités de ses inventions, par ses assemblages verbaux inouïs, nous plonge sans crier gare dans ce
qu’une pensée poétique renaissante – celle de Rabelais et de Ronsard notamment, que précédèrent des
fabliaux souvent chargés d’autant de frustration que de drôlerie – cherchait et retrouvait si bien en
écartant les déguisements des traditions guindées et guidées depuis les Pères de l’Église et la Rome
vaticane. Dans Salines, le carpe diem n’a plus à se signaler comme ambition et désir,
car il est, désormais et explicitement, l’existence elle-même, son projet de vivre, sa réalisation la
plus entière imaginable. Cela se dit dans une langue magnifique, dans l’inattendu des sensations
traduites, cueillies et éprouvées à l’unisson :
sur mes désirs
parallèles
j’ai tendu des ponts
des passerelles instinctives
pour attirer la foudre
balafrer la plénitude
de mes courbes peut-être trop
maternelles
Cela se dit avec plus d’instinct encore, dans la crudité fraîche du mot sensible et juste, dans la
simplicité des évidences toutes acceptables, toutes acceptées :
je suis une bête de lit
miauleuse jouisseuse
une arche de tendresse
une manne une nef
je suis un souffle une fièvre
une fente à polir
Cela se dit de cent façons, et toujours dans une magnificence verbale qui émeut ! Cette poésie, sans
aucun doute, m’émeut jusqu’à la moelle des os, et j’en jouis sans me lasser. C’est la parole de
célébration de ce qui existe : de ce qui est par conséquent. Foin des subtiles et collantes barrières
par lesquelles des philosophes, mais aussi des poètes en forme de poissons froids, voudraient
quadriller le vivant, le changer en spectre, en pur concept, en registre cadastral… J’aime ici la
saline sensualité, l’aveu sans détours de la splendeur des mouvements libérés par et à travers la
puissance de vie du corps, des corps… Oui, c’est beau, et très "entreprenant" au sens où il faut se
percevoir en vision totale pour entreprendre d’être. Au risque de ma banalité, je lis le chant joyeux
de ces vers comme un hymne à la joie, comme la délivrance première, l’entrée dans le jour, au matin
où tout commence…
La célébration est un
registre qui s’affronte aux dangers du répétitif, de la solennité et de l’ennui. Cathy Garcia s’en évade
comme le papillon, avec la grâce valsante de l’inspirée. Elle multiplie les points de vue, les
approches, les situations ; ni l’air ni l’eau ne lui manquent et ne nous manquent, ni le ciel ni la
terre, ni la nuit ni le jour, ni les frimas ni les chaleurs. Le monde créé est, de par sa nature, une
totalité de nature. Tout le recueil vibre sourdement, et non moins lumineusement, de ce contraste
implicite entre le jardin de la Création que nous n’avons plus que le choix de regarder en songe, et ce
jardin mutilé que, sous nos yeux, salit et martyrise la modernité cupide. La poétesse Cathy Garcia –
elle ne récuse pas ce beau titre ! – n’écarte jamais l’homme, je veux dire le mâle, le porteur de
phallus immodeste ou dominateur - cet importun majeur qu’elle veut allié, compagnon non pas
adouci, ni dompté, mais complice nécessaire :
je cours encore après
toi
animal intrépide
aux mains si fines
homme rivière aux étreintes
mille fois renouvelées
homme si vaste
aux bras de sable
homme profond
de sagesse infinie
De cette confiance, de
cette complicité amoureuse naissent des sentiments d’une autre sorte. Nous
glissons soudain sur le versant périlleux et bouleversant des choses : la conscience se fait jour –
aiguë comme la morsure d’une bête venimeuse – de la fragilité de toute construction ou représentation du monde et de soi. La menace, fût-elle masquée par l’attente des bonheurs, est permanente, aux aguets, prête en un instant à jeter à bas l’édifice de notre vie. Elle surgira du nœud même de l’amour :
l’illusion
est si belle
vaut bien la blessure
que tu ne manqueras pas
de me faire
Elle surgira de notre propre faiblesse – "et si l’on n’était pas aussi fort / que l’on croyait ?" –
comme de la puissance qu’il est besoin de déployer, toujours, jusqu’à l’épuisement de nos forces,
pour se tenir en vie d’abord, puis "faire tourner le monde / à l’envers".
Elle surgira, en dépit que l’on danse "la danse dissolue / des algues amnésiques", de notre fragilité, de la fugacité du temps qui est notre loi et notre geôle ! C’est là source d’une crainte, et d’un vacillement constant :
ne pas se prendre
le plein fouet
le versant nu de nos extrêmes
fragilités
Le désordre cosmique est aussi un ordre immuable qui ne peut être refusé ou nié. L’âme s’y veut au
large, s’y crée son espace ensoleillé d’un moment ; mais le cœur, s’il fut un jour "chasseur solitaire", eh bien, il n’en finira pas de
Solitude
le cœur dans son terrier
un lapereau tremblant
De cette tragédie discrète qui
touchera chacun de nous, dans un désamour, un recoin d’hôpital ou un
lit familial, Cathy Garcia ne fait pas tout un drame ! – car, si "nos mains [ne sont] rien que des oiseaux dans la cage du temps", notre flamme de plaisir et de vie, désespérée noblesse, réside en fin de compte dans ce qui leur est propre,
le geste
toujours neuf
L’oubli dans lequel a sombré aujourd’hui la poésie rejoint le tréfonds
de l’obscurantisme. Les poètes n’en ont cure, ils et elles chantent dans l’arbre, sous le ciel. De Marie
de France à Louise de Vilmorin, d’Anne des Marquets à Marie Noël, en cascadant de Pernette du Guillet à
Louise Labé, Marceline Desbordes-Valmore, Anna de Noailles et – bien sûr – jusqu’à Madame Colette, le
long poème écrit par les femmes dans cette langue sublime encore appelée française, est ce ruisseau
clair et courtois, tour à tour ensoleillé et ombré, sensuel et incisif, qui murmure et chuchote comme
l’esprit du monde vivant. Il coule de source ancienne et nouvelle par le sous-bois de la forêt
littéraire où les hommes se sont faits chasseurs absolus, dominateurs sans partage. Cathy Garcia est de
cette eau pure, de cette force infinie et lointaine des fontaines résurgentes. Elle est la perle qui
fait la fortune du pêcheur de perles. Certains l’ont déjà découverte, et je suis des élus. Mon
admiration est sans mesure. Je voudrais seulement la rendre à sa lignée, à cette foi confiante en
l’unité, en la beauté possible, qui lui fait écrire :
je cours encore après toi
homme qui sait la danse
homme loup qui me chasse
nuit après nuit
en mes forêts perdues
je cours encore après toi
magicien de la terre
aux savoirs de nuit
Michel Host